Crèche Baby-loup : tous les antiracistes doivent défendre les
musulmanes.
La décision de la cour de cassation concernant la crèche « Baby Loup »
a établi qu’on ne peut pas licencier une femme pour la seule raison qu’elle
porte un foulard « musulman » : c’est discriminatoire. Dans 90 %
des pays du monde, l’ensemble de la gauche et une bonne partie de la droite
trouverait cette décision d’une évidence même. Pas chez nous. Le député UMP
Eric Ciotti, des sections du Parti socialiste, et le communiqué officiel du Parti
de Gauche (1), appellent de ses vœux à rendre une telle discrimination légale
voire obligatoire. L’extrême gauche, profondément divisée sur la question, se
tait complètement : c’est une honte. De plus, cette campagne islamophobe
se passe dans un contexte où les graffiti racistes sur les mosquées et les agressions
de femmes qui portent le foulard deviennent de plus en plus courants dans notre
pays (voir http://www.islamophobie.net/
)
La question de licencier les musulmanes qui portent un foulard n’est pas nouvelle.
Il y a neuf ans, lorsque le foulard a été interdit par la loi au sein des écoles,
collèges et lycées, bien des voix s’entendirent pour l’extension de cette
interdiction.
Mais le gouvernement de Hollande semble vouloir aller plus loin dans la
stigmatisation des musulmans que les précédents gouvernements de gauche. Une
compréhension plus claire de l’islamophobie en France est essentielle pour tout
militant antiraciste au XXIe siècle. Cet article aidera.
Foulard à l’école,
dans les administrations, dans les entreprises…
Pourquoi il faut
défendre les musulmanes
La « question du foulard »
divise la gauche, et même l’extrême gauche. Elle divise aussi les enseignants.
Malgré le fait que la majorité des enseignants travaillent tous les jours pour
tenter de réduire l’inégalité des chances entre les élèves, beaucoup prônent
l’exclusion de l’école des jeunes musulmanes qui portent le foulard. D’autres
se satisfont des moyens utilisés actuellement pour obliger les jeunes
musulmanes à enlever leur foulard à la porte de l’école. Un bon nombre
soutiendrait la loi discriminatoire que prépare la classe politique. Pour
comprendre l’enjeu de ce débat, il faut se pencher sur la nature de la laïcité,
le désarroi des enseignants face à la « crise de l’école », et la
façon dont on peut combattre l’oppression des femmes sans marginaliser et
montrer du doigt les musulman (e) s.
Mais la « question du
foulard » n’est aucunement limitée à l’école. Il y a eu de nombreuses
sanctions prises contre des femmes qui portent le foulard dans les
administrations et dans les entreprises. Que le gouvernement introduise
rapidement une loi sur le foulard à l’école ou non, l’ambiance de racisme
anti-musulman garantit que ces « affaires » vont continuer. Seule une
compréhension du rôle de la religion dans la vie des opprimés, et le rôle du
racisme anti-musulman en France permet d’y voir clair.
La classe politique est sur le
point de voter une loi pour interdire implicitement le port du foulard à l’école
et dans la fonction publique. Une loi hypocrite, bercée par des relents
xénophobes, spécialement conçue contre la minorité musulmane de France. L’UMP
et le PS se présentent comme les défenseurs unis de la civilisation et des
droits des femmes contre la menace de l’Islam — quel cirque ! Mais même
plus à gauche on n’entend très peu de voix pour défendre les musulmanes
menacées d’exclusion ou de licenciement, seulement des propositions d’autres
moyens d’empêcher les femmes de porter le foulard. Et l’extrême gauche ne donne
pas une argumentation crédible
Il faut se pencher sur le
contexte historique et social pour comprendre pourquoi les gouvernants en
arrivent là. L’islam est une religion opprimée en France, bien que ce soit
désormais la deuxième religion du pays. L’islam de masse est apparu après la
vague de décolonisation et l’arrivée de la première génération de travailleurs
immigrés d’origine maghrébine et africaine. Dans l’ensemble, ces travailleurs
ont été placés dans des cités ghettos. Leur religion n’avait pas la possibilité
d’exister ouvertement. Les lieux de cultes se limitaient à des salles de
prière. Plusieurs décennies plus tard, la situation reste presque la même. On
n’a qu’à regarder, dans les listes de mosquées, l’apparition fréquente de « salle
de prière, foyer Sonacotra » pour comprendre qu’il s’agit encore d’une
religion opprimée. [i]
Soulignons également que l’islam
suscite énormément de préjugés. Car en premier lieu, la religion musulmane est
celle des travailleurs immigrés arabes, venus chercher du travail sur le sol
français. Or depuis l’arrivée du chômage de masse – phénomène structurel au
système économique actuel, le Front National et toutes sortes d’organisations
fascistes ont fondé leur discours sur la dénonciation permanente de
l’immigration, établissant la fausse équation « immigration = chômage ».
Malheureusement, ce mensonge
exécrable n’a fait que marquer des points depuis 1983. Tant directement, si
l’on compte le niveau d’audience du Front national [iii],
qu’indirectement, dans ce que l’on a appelé « la lepénisation des esprits ».
En d’autres termes, la droite succombe aux sirènes fascistes, et la
social-démocratie lui cède du terrain, en soutenant des lois de contrôle
d’immigration qui créent des sans-papiers. Avec ces lois, les noirs et les
beurs, à cause de leur couleur de peau, font des clandestins potentiels.
Chaque fois que ces lois se
développent, le racisme se renforce et les populations musulmanes sont un peu
plus opprimées [iv]. L’islam renvoie à tout un ensemble de préjugés. Ainsi, dans la majorité
des discours, le mot seul en amène d’autres : chômage, immigration,
banlieue, terrorisme… De plus le racisme anti-musulman est resté « respectable »
là où l’expression ouverte d’un racisme anti-arabe ne l’est plus dans bien des
milieux.
Les amalgames sont monnaie
courante. Claude Imbert, fondateur et directeur de l’hebdomadaire Le Point
affirme en toute sérénité qu’il est islamophobe. Il a pris soin de préciser
qu’il ne parlait pas des extrémismes, mais de la religion musulmane en tant que
tel. Or Claude Imbert est membre du Haut Conseil à l’Intégration, une
institution crée par la République française [v]. Cette position est un
indicateur de l’opinion d’une bonne partie des dirigeants des médias français [1][vi], déjà embarqués
dans une campagne sécuritaire d’arrière-goût islamophobe au lendemain du 11 septembre.
Dans ce contexte d’oppression
spécifique et permanente, qui s’accentue au fil de la crise économique et des
politiques guerrières, une partie de la deuxième et la troisième génération
d’immigrés fait valoir son droit à porter l’islam sur la place publique. Ces
générations sont nées en France et ne voient pas de raisons d’exercer leur
religion en cachette. C’est ainsi que les premiers foulards à l’école sont apparus
en 1989 à Creil. [vii]
En septembre 1989, au
collège Gabriel-Havez de Creil dans l’Oise, trois collégiennes sont exclues car
elles refusaient d’enlever leur foulard à l’école. Elles ont 13, 14 et 15 ans,
sont nées en France de parents étrangers. Voilà la première « affaire »
de foulard à l’école qui a fait couler beaucoup d’encre. Aujourd’hui, le
règlement intérieur interdit le port dans l’établissement de « tout
signe d’appartenance religieuse, philosophique ou politique, vestimentaire ou
autre, qui par son caractère ostentatoire ou revendicatif constituerait un acte
de nature à troubler la sérénité de la vie du collège ». Les termes
mêmes du règlement sont assez typiques — on va souvent accuser les musulmanes
d’être à la fois trop soumises en portant sur la tête ce qui est perçu comme un
symbole de l’oppression, et d’imposer à leur entourage par prosélytisme actif
leur religion. La contradiction ne gênera pas. La pression sera trop forte pour
la grande majorité de jeunes musulmanes. Les sœurs cadettes des trois jeunes
collégiennes ont étudié au collège Gabriel-Havez. Elles enlèvent le foulard à
chaque fois qu’elles entrent dans l’établissement, le remettent une fois
sorties. Beaucoup d’élèves musulmanes font de même [viii].
Durant les années qui suivent l’affaire
de Creil, les cas de port du foulard à l’école se multiplient. Alors en 1994,
le ministre de l’Éducation François Bayrou fait une circulaire qui proscrit le
port de signes « ostentatoires » dans les établissements scolaires.
Suite à cette circulaire, une centaine d’exclusions sont prononcées. François
Bayou désigne deux médiatrices, Hanifa Chérifi et Rachida Dati. Leur mission
consiste en pratique à dissuader les jeunes musulmanes de porter le foulard à
l’école. Ce serait trop dur pour elles… « On leur explique qu’elles
prennent des risques énormes sur le plan scolaire, que l’école est une chance
pour elles, qu’il est difficile de suivre une scolarité normale par le biais du
Centre national d’enseignement à distance » souligne Hanifa Chérifi [ix].
Le sentiment défaitiste de la
médiatrice ne concerne pas seulement l’école : « Une femme voilée
ne peut pas être acceptée sur le marché du travail » [x]. Hanifa
Chérifi se félicite du recul du nombre de filles portant le foulard à l’école. Elles
étaient 2000 en 1991, elles sont moins de 400 en 1999, et seulement une
centaine « pose problème » [xi]. Il y a plus de 200 000
filles musulmanes dans les collèges et les lycées de France.
Ces tentatives de « dissuader »
les filles de porter le foulard à l’école sont souvent — que ce soit les
médiatrices ou les enseignants qui s’en occupent — présentées comme l’influence
bénigne de l’établissement scolaire, sachant manier le dialogue et la fermeté.
Il n’en est rien. On ne peut négocier que quand les deux parties ont quelque
chose à proposer. Et un dialogue d’égal à égale entre l’établissement scolaire
et l’élève n’est pas concevable. En l’occurrence, comme le montre l’expérience
des médiatrices, il s’agit plutôt d’une simple intimidation. Elles ne
convainquent pas les filles que c’est mauvais de porter le foulard, tout
simplement qu’on leur fera payer si elles insistent. C’est ainsi que les
enseignants de gauche qui sont contre l’exclusion des jeunes musulmanes des
écoles mais en faveur de les « convaincre » d’enlever le foulard font
preuve au mieux d’une grande naïveté au mieux. Seule la menace « en
dernière instance » d’une exclusion permet aux enseignants de convaincre
les filles d’enlever leur foulard.
Les médiatrices de la république ne servent donc en rien à la défense d’une
religion opprimée. Elles servent à faire rentrer les élèves dans un moule
soi-disant républicain, mais en pratique discriminatoire. Hanifa Chérifi
dénonce ainsi « le réseau de soutien » dont bénéficient les
femmes voilées, en les assimilant à un réseau de type islamiste [xii]. Son discours
fait donc le jeu des amalgames. Elle assure avoir fait la découverte de ce
réseau de soutien « tel que l’Union des organisations islamiques de
France » [xiii]. Or la discrimination renforce tout naturellement
les convictions des organisations musulmanes. Ainsi, le Docteur Abdallah a
produit un guide de 150 pages pour aider les filles à qui l’on demande
d’enlever le foulard [xiv]. Mais plus généralement cette vision de « réseaux de soutien »
aux filles menacées d’exclusion entretient mythes et préjugés. « Le
voile n’est que la partie émergée de l’iceberg. L’iceberg, c’est la politique
de mainmise des ‘réseaux d’Allah’sur les populations issues de l’immigration »
s’effrayent Anne Vigerie et Anne Zelensky [xv], sans avoir la
même peur de commettre un amalgame. Enfin, Hanifa Chérifi n’hésite pas à avoir
un discours alarmiste et alimente le feu islamophobe : « le
prosélytisme islamiste quadrille les quartiers » [xvi]. Dans ce
numéro de notre revue, l’article de Nicolas M. montre que ce n’est aucunement
le cas.
Les élèves musulmanes – collégiennes ou lycéennes — qui portent le foulard
se retrouvent donc en opposition avec l’institution scolaire. Avant d’en
arriver aux médiatrices, professeurs et proviseurs tentent de convaincre les
élèves d’enlever leur foulard à l’école, parfois de le porter différemment. [xvii] Face à cette
pression, des élèves plient, d’autres sont exclues, d’autres sont admises tant
bien que mal.
Parfois, le mur auquel les jeunes
filles se heurtent est effrayant. Il y a trois ans, au collège Léo-Larguier
dans le Gard, deux filles de 13 et 15 ans ont été mises à l’écart pendant 15
mois parce qu’elles refusaient d’enlever leur foulard. Pendant plus d’un an, le
rectorat a ordonné à ces filles d’aller en salle de permanence, de se plier
scrupuleusement aux heures de cours, mais sans jamais pouvoir aller en classe
et sans recevoir une seule note ! Finalement, comme cette mesure était en
contradiction avec le Conseil d’État – pour qui le foulard n’est pas un motif
d’exclusion, le rectorat a ordonné la réintégration des deux élèves. Les
enseignants ont alors fait grève.[xviii] Ensuite, la
tactique consistait à piéger les deux élèves et à notifier leur refus d’enlever
le foulard pendant les cours d’EPS, ou pendant une expérience en cours de
physique [xix]. Car le Conseil d’État admet les exclusions, lorsque les élèves refusent
de participer à un cours obligatoire… En s’y mettant tous ensemble, les
enseignants réussirent à piéger intellectuellement… deux jeunes adolescentes !
Apparemment, les deux filles
étaient sous la coupe de leur grand frère, proche du mouvement intégriste
libanais Abachi [xx]. Exclure ces filles du collège ne les a certainement pas éloignées de leur
grand frère. Les enseignants et les parents d’élèves craignaient que de les
garder à l’école n’ouvre une brèche pour d’autres élèves d’origine turque ou
maghrébine.
Dans la plupart des cas, les
enseignants participent activement à cette oppression. Si l’intimidation par le
discours ne réussit pas – peu d’élèves tiennent tête pendant plusieurs mois à
leur professeur ou proviseur- les professeurs se mettent parfois en grève. A
Flers en 1999, deux enfants de 12 ans ont été virées du collège Jean Monnet à
cause de leur foulard. Les enseignants s’étaient mis en grève en affirmant leur
« refus de voir imposer à l’école un signe d’appartenance à une
obédience religieuse fondamentaliste » [xxi]. Ces termes
sont lourds de sens. Les filles au foulard ne sont pas toutes fondamentalistes,
loin de là. Et puis en quoi l’école se voit « imposer » le port du
foulard ? Ce sont celles qui le portent qui se l’imposent, d’une façon ou
d’une autre. La grève des professeurs de Flers visait à protester contre « les
pressions de famille minoritaires qui refusent d’observer les règles et les
habitudes nécessaires au bon fonctionnement du service public » [xxii]. Ces grèves de
professeurs, soutien explicite et actif à l’oppression contre la minorité
musulmane, sont une erreur très grave. Ce qui ne veut pas dire que les
grévistes en aient pleinement conscience de leur effet. D’ailleurs à Flers, ils
ont été très désagréablement surpris par la venue de Bruno Mégret, du Front
National, venu leur apporter son soutien.
Souvent, on argumente que les
jeunes collégiennes ou lycéennes qui portent le foulard sont sous la coupe de
leurs familles. Mais qui à cet âge ne l’est pas ? Il est vrai que parfois,
très jeunes, les filles portent le foulard à l’école. Il y a même eu des cas au
primaire. Une élève musulmane avait finalement été réintégrée après avoir été
exclue, alors qu’elle n’était qu’en CM2 ! [xxiii] D’autres
élèves assument entièrement leur choix et ne sont poussées par leurs parents en
aucune manière. Les deux sœurs portant le foulard à Aubervilliers ont visiblement
choisi leur tenue, en fonction de leur conviction religieuse. Leur père – avocat
du MRAP- est athée et d’origine juive. Leur mère ne pratique pas l’islam. Mais
dans ce cas-là aussi – lorsque les parents n’y sont visiblement pour rien, on
nous explique que le port du foulard n’est pas bien. Hanifa Chérifi après avoir
parlé du « terrorisme éducatif » [xxiv] dans les cas où le port du voile
est imposé, s’alerte d’un islam fondamentaliste lorsque le port du foulard est
un choix de la jeune fille [xxv]. En sorte, le port du foulard
est soit issu d’un terrorisme éducatif, soit du fondamentalisme. Or il y a de
nombreux cas qui ne rentrent pas dans ces deux catégories.
L’exclusion est une mesure
disciplinaire très lourde sur la scolarité d’une élève. Très souvent, elle se
retrouve à suivre les cours du Centre national d’enseignement à distance
(CNED). Les exclues perdent donc la plus grande partie de leur rapport avec
l’extérieur. Difficile de nouer des amitiés via le CNED. À Nevers en 1995, Alia
et Kansa se sont fait virer du lycée Jules-Renard. Elles ont fini donc leurs
études à l’institut islamique que dirige leur père [xxvi], où la
scolarisation coûte près de 2000 euros par an. Mieux vaut avoir les moyens…
L’exclusion a donc des
conséquences désastreuses, sans compter que dans bien des cas, après plusieurs
recours, les élèves sont réintégrées dans leur établissement d’origine. Mais
pendant toute une période, elles n’ont pas été scolarisées. Car l’affaire peut
durer plusieurs années. Le cas de Nabila, du lycée d’Albertville, est édifiant.
Renvoyée en 1994 alors qu’elle passait son bac la même année, elle a été
réintégrée deux ans plus tard, sur avis du tribunal administratif. Nabila avait
alors tenté d’aller au lycée avec un bandeau sur le front et un filet pour
cacher les cheveux [xxvii]. Rien n’y a fait : elle a de nouveau été exclue. C’est un cas de
figure qui revient souvent, même s’il ne conduit généralement pas à
l’exclusion. Les autorités éducatives demandent un « compromis »,
dans lequel la fille ne porterait pas complètement le foulard, mais un fichu
qui coifferait ses cheveux, sans pour autant descendre sur la nuque et entourer
son cou… Ces simagrées sont un manque total de respect de la personne et de son
intégrité morale. Ceux qui se font les apôtres de la parole évangélisatrice
feraient mieux de tourner sept fois leur langue dans la bouche avant de parler,
car tout opprimé finit tôt ou tard par se radicaliser. Nabila a vécu deux ans
difficiles à cause des décisions iniques de son lycée.
Après la circulaire Bayrou de
1994, les cas de « fermeté » face aux jeunes musulmanes étaient
nombreux. Mais souvent les décisions des instances scolaires ont été annulées
par le tribunal administratif. En 1995, pas moins de 18 jeunes filles sont
réintégrées aux lycées Jean-Rostand et Jean-Monnet de Strasbourg après en avoir
été exclues. Elles ont d’ailleurs été chaleureusement accueillies par les
élèves [xxviii]. La plupart du temps, les camarades de classe soutiennent les filles qui
portent le foulard. C’est d’ailleurs pour cela qu’il est particulièrement
ridicule d’entendre dire que le port du foulard perturbe la vie de l’école,
dont en principe, les élèves sont le centre. À Aubervilliers, les enseignants
se sont pris tôt pour essayer d’enrayer toute possibilité de soutien organisé
de la part des élèves. [xxix]
Dans le cadre de la campagne
actuelle contre le foulard, des dérapages extrêmes sont entièrement
inévitables. C’est ainsi que début décembre à un lycée de Belfort, un
enseignant a reconnu, face à une fille qui ne voulait pas enlever son foulard « avoir
mis l’élève à terre et tenté de se saisir du foulard ». [xxx] Pourtant,
avant la campagne actuelle, selon un autre enseignant au lycée « Nous n’avons
jamais eu de problèmes avec le port du foulard. » C’est la campagne qui
fait ressortir les attitudes cachées auparavant.
Comment expliquer que ce soit le milieu enseignant qui est le milieu le
plus remonté contre le port du foulard. Il s’agit pourtant d’un métier bien
plus résistant que d’autres aux sirènes fascistes qui ont engrangé des
victoires dans l’électorat ouvrier et chômeur depuis quelques années. De plus,
il s’agit d’un milieu qui est très impliqué dans les mouvements antiracistes et
dans le travail quotidien contre les discriminations. Peut-être faut-il voir
les origines de l’agressivité enseignante contre l’expression religieuse dans
la crise de l’école elle-même. Depuis l’arrivée durable d’un chômage de masse,
l’objectif affiché, et cher aux enseignants, d’établir par l’éducation une
vraie égalité des droits, est terriblement mis à mal. Les enseignants sont
attaqués de tous côtés comme responsables de toute sorte de mal social, de la
violence et l’incivilité à l’illettrisme. Leurs mobilisations pour défendre le
service public de l’éducation ont eu du mal à gagner des victoires claires et
nettes.
Les enseignants subissent une crise morale sans précédent. La vocation de
l’école d’assurer la promotion sociale de tous étant remis en cause, c’est leur
mission d’enseignant qui perd de son sens. Dans ce contexte, les tensions avec
les élèves deviennent inévitables, et une partie de plus en plus importante de
leur temps passé en cours consiste à faire de la discipline, à défendre l’ordre
scolaire dans l’établissement. Face à ces évolutions inquiétantes, les enseignants
sont plus enclins à s’accrocher, voire s’arc-bouter à certains symboles du
service public, tels que la laïcité. Certains affirment ainsi que « même
si on a perdu sur le plan de l’égalité des chances et de la mixité sociale, on
ne lâchera pas le morceau sur la laïcité ! ». L’État comprend bien
que ces symboles coûtent moins cher que de vraies améliorations du service
public et est donc prêt à soutenir les enseignants sur ce point. L’omniprésence
de préjugés sur les musulmans, et la possibilité pour les vrais racistes de se
reconvertir en « islamophobes » font le reste.
Mais les affaires de foulard ne
concernent plus uniquement l’école. Les premières filles à avoir porté le
foulard à l’école se retrouvent maintenant dans le monde du travail. Là, les
histoires montrent encore mieux l’oppression dont sont victimes les musulmans.
Peut-être parce que les femmes sont « adultes » ou considérées comme
tel, alors qu’en tant qu’élèves, elles étaient vues comme des objets manipulés.
Le dernier cas en date concerne celui de Nadjet Ben Abdallah. Cette
fonctionnaire de 33 ans, contrôleur du travail des transports à Lyon, a été
suspendue pendant près d’un an pour avoir voulu garder son foulard.
Le jugement du tribunal
administratif est effrayant. Selon lui, « le port du voile peut
instiller un doute quant à la neutralité de l’intéressée, mais également sur
son loyalisme envers les institutions » ! [xxxi] Là encore,
vive les amalgames. En quelque sorte, être musulmane pratiquante n’est pas
compatible avec le cadre légal français. Ne serait-ce pas plutôt parce que
Nadjet Ben Abdallah est syndicaliste CGT et revendique ses droits ? Elle
assure d’ailleurs « résister à l’oppression » [xxxii]. Cette
fonctionnaire de catégorie A a toujours eu un excellent dossier jusqu’à ce
qu’elle se mette à porter le foulard. Pour juger son sens du service public, un
de ses supérieurs a alors coché deux cases « Excellent » et « Très
mauvais » ! Pour bien comprendre la discrimination dont sont victimes
les musulmanes, et derrière elles l’ensemble des musulmans, il suffit de savoir
que Nadjet a un collègue qui porte la kippa depuis 30 ans au travail et n’a
jamais été inquiété [xxxiii].
Le principe de neutralité de l’État
a été invoqué pour licencier, une jeune femme au foulard, assistante sociale à
Nanterre en octobre 2002. Mais l’État n’est pas neutre. Il n’est pas
au-dessus des classes sociales. L’État sert la classe dominante et son
idéologie, dont l’aspect religieux fait partie. Cet argument de la « neutralité »
revient à tout moment dès qu’il y a opposition au foulard. Ainsi, on nous dit
que « l’école est neutre », ce qui serait davantage le cas si
elle n’obligeait pas les élèves à enlever ce signe religieux.
Un autre cas en 2003 concerne une
entreprise privée de télémarketing, Téléperformance. Là, les prud’hommes de
Paris ont donné raison à l’employée en décembre 2002, mais seulement au motif « qu’elle
n’était pas en contact avec le public » ! [xxxiv]. Dallila Tahri
n’avait pourtant qu’un seul souhait : « je veux seulement qu’on
m’accepte telle que je suis » [xxxv]. Dans son cas,
le foulard est un choix certain. Elle a commencé à le porter à l’âge de 22 ans.
Alors, qu’est-ce qui dérange ? Son avocat assure qu’avant le 11 septembre
il n’y avait aucun problème et qu’après si. Pour lui, le fond du débat est le
principe de non-discrimination [xxxvi].
En septembre 1997, Naoual
une étudiante française de 24 ans à la faculté de Reims, souhaite gagner un peu
d’argent en faisant les vendanges. Elle règle tous les détails par téléphone,
mais lorsqu’elle se présente avec son foulard, on lui signifie qu’elle ne peut
pas rester. Selon ses patrons, « il s’agissait d’éviter toute réaction
hostile de la part des vendangeurs » [xxxvii]. Si Naoual a
finalement obtenu gain de cause, en général, les employeurs-oppresseurs s’en
sortent vainqueurs. Une musulmane travaillant au rayon fruits et légumes d’une
grande surface a ainsi perdu son procès, les juges estimant que la présence de
la clientèle lui imposait une « neutralité » [xxxviii]… la laïcité
des carottes, en quelque sorte…
En fait, dans le monde du
travail, le fait de faire-valoir un droit à la liberté religieuse est
dérangeant pour les patrons, car il place la salariée sur un mode revendicatif.
Ils l’affirment d’ailleurs ouvertement. Pour Sophie de Menton, membre d’Ethic
et chef d’entreprise : « Le chef d’entreprise […] ne sait plus
comment se comporter, et c’est encore plus crucial lorsque certaines salariées
voilées sont syndiquées. Un facteur supplémentaire qui donne aux revendications
salariales un aspect gênant et certainement pas très ‘représentatif du
personnel’sur beaucoup de questions » [xxxix]. Comme si les salariés
non-musulmans allaient être gênés par une augmentation salariale ! Sophie
de Menton ajoute un peu plus loin que le foulard : « est non seulement
un facteur de non-intégration, mais aussi de non-évolution à des postes
supérieurs » [xl].
Il est pourtant tout à fait
possible d’accepter le foulard dans une entreprise. Ainsi près de Lille, à VV
Tex, une entreprise de recyclage de bobine, plusieurs employées portent la
coiffe musulmane sans connaître aucun problème avec leur patron, d’origine
marocaine. Pour le Ramadan et l’Aïd, les horaires ont même été aménagés [xli]. Ou encore au
Royaume-Uni, les choses se passent différemment, fonctionnaire ou pas. La
police londonienne a ainsi autorisé les forces de l’ordre a porté le foulard. Le
bout de tissu est même agrémenté du damier noir et blanc pour coller à
l’uniforme [xlii]. En France, l’État craindrait-il que les musulmanes se sentent chez elle dans
la police ? Encore plus grave, fin novembre, une musulmane a été renvoyée
d’un jury d’assises à Bobigny car elle voulait porter un foulard [xliii]. Ceci alors qu’un
jury populaire n’est aucunement une instance officielle de l’État — il est
justement conçu pour ne pas l’être. Derrière l’excuse de la « laïcité de
l’État » se cache pour beaucoup tout simplement l’envie de ne pas voir des
musulmanes exister en public. C’est le ministre Dominique Perben qui a demandé
son exclusion — ainsi Perben se présente comme défenseur de la laïcité contre
la menace intégriste !
Avant de passer à l’étude des
deux principaux arguments – laïque et féministe- qu’on oppose au droit au port
du foulard, penchons-nous sur l’attitude de l’État et de la justice. Nous
l’avons vu, à de nombreuses reprises, les filles qui portent le foulard peuvent
réintégrer leur établissement après décision du tribunal administratif.
Celui-ci suit en général l’avis du Conseil d’État, pour qui le port du foulard
ne peut pas être un motif d’exclusion – depuis 1989. Seuls doivent être pris en
compte selon lui, l’assiduité au cours et l’éventuel prosélytisme des jeunes
musulmanes, quasiment jamais invoqué, car inexistant dans la presque totalité
des cas. Depuis 1999, le Conseil d’État autorise les établissements à exiger
une tenue spécifique pour certains cours comme l’EPS ou la technologie. C’est
ainsi que, par exemple, les exclusions à Aubervilliers ont été prononcées, de
façon totalement hypocrite, au nom de « la sécurité ».
Mais un arrêt du Conseil d’Etat
de 1996 stipule que le port du foulard n’est pas un signe religieux
ostentatoire. Or la circulaire Bayrou de 1994 proscrit ce type de signes
religieux. Le foulard n’en fait donc pas partie. Les tribunaux administratifs,
parfois même les rectorats, rejettent l’exclusion en considérant qu’il n’y a ni
prosélytisme, ni perturbation des cours. Malgré ce cadre, le tribunal
administratif peut succomber aux sirènes islamophobes. En avril 1995 à
Clermont-Ferrand, le jugement a été d’une sévérité inédite. Le foulard est « un
signe d’identification marquant l’appartenance à une obédience religieuse
extrémiste d’origine étrangère […] Obédience d’une orientation particulièrement
intolérante » [xliv] !
Ces divergences d’interprétation
au niveau juridique et étatique s’expliquent par la profonde division qui règne
sur la question. D’un côté, les institutions religieuses – encore très
influentes- défendent la liberté de croyances. Les représentants de l’Église
réformée de France, de la Conférence des évêques de France et le grand rabbin
de France, ne sont pas favorables à une loi interdisant le port du foulard à
l’école. De l’autre, la classe politique, bien que divisée, se rallie à grands
pas à une future loi, quitte à se placer en contradiction avec la Constitution et
la Convention européenne. (Rappelons l’article 10 des Droits de l’homme : « nul
ne doit être inquiété pour ces positions religieuses, pourvu que leur
manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi »). Les
dirigeants politiques, acculés par le FN, cherchent à satisfaire les préjugés
xénophobes, à agiter des épouvantails et à trouver des boucs émissaires à une
crise économique et institutionnelle qu’ils sont incapables de résoudre.
Ainsi tout d’un coup la droite
devient le défenseur sans concessions à la fois de la laïcité… et des droits
des femmes ! La direction du Parti socialiste suit derrière, prête, pas
pour la première fois, à faire des concessions aux préjugés oppressifs.
Dans la loi que veulent les
parlementaires, les signes religieux, mais aussi philosophiques, politiques et
même syndicales seraient interdits. C’est donc la crainte du trouble à l’ordre
publique qui l’anime : on aura moins le droit d’afficher ce qu’on est et
ce qu’on pense. Une telle loi serait donc profondément réactionnaire, tout en
étant le prolongement des contradictions de ceux qui ne veulent pas du foulard
à l’école. Cette loi serait également profondément hypocrite, puisqu’elle n’est
destinée qu’à réprimer les musulmanes au foulard et qu’elle n’en souffle pas un
mot. Enfin, cette loi serait la porte ouverte vers d’autres reculs :
pourquoi faudrait-il interdire le foulard qu’à l’école ? Les dirigeants
pourraient ainsi suivre l’exemple turc, où le foulard est interdit dans la
plupart des endroits.
Les partisans d’une telle loi le
sont souvent au nom de la laïcité. Depuis les premières affaires de foulard en
1989, l’argumentaire laïc revient systématiquement. L’arrivée du foulard à
l’école remettrait en cause la laïcité de l’éducation. Une professeur de
mathématique du lycée Racine à Paris résume ainsi la situation : « Je
ne peux pas faire cours en présence d’une jeune fille portant un emblème
religieux. C’est une atteinte à ma dignité de professeur laïque » [xlv]. Mais en quoi
serait-ce le cas ? Jusqu’à preuve du contraire, l’islam n’est pas
contagieux. En quoi une élève musulmane perturberait les personnes qui ne le
sont pas ? Ce qu’il y a d’important, c’est que l’enseignement soit laïque,
dénué de toute doctrine religieuse. Mais pour autant, les élèves ont le droit d’avoir
leurs convictions religieuses ou leurs opinions politiques.
Une enseignante pourrait avoir la
tête coiffée en cours, tout en donnant un enseignement de même qualité que ses
collègues. Ça se produit dans plusieurs pays d’Europe. Mais en France même ceux
qui n’enseignent pas sont victimes de la répression. En 1999, une surveillante
du collège de Bobigny-sur-Meuse, a été suspendue pour port du foulard. Parents
d’élèves, enseignants et administration ont tous invoqué la laïcité du système
d’enseignement français [xlvi]. En 2002, un autre surveillant a été suspendu pour avoir soutenu des
jeunes filles au foulard, dans un lycée de Seine-Saint-Denis [xlvii]. En novembre 2003,
une mère d’élève dans le 77 a été interdite d’accompagner une sortie de classe
avec sa fille, car la mère portait un foulard.
La laïcité est souvent invoquée,
alors que cela n’a rien à voir et peine souvent à masquer des préjugés
xénophobes pour reproduire l’oppression contre les musulmans. Parfois, des
municipalités d’extrême droite se sont servies de l’argument pour supprimer les
plats sans porc dans les écoles primaires.
Alors pourquoi ne pourrait-on pas
faire cours devant une fille aux cheveux cachés par un tissu ? Là encore,
les amalgames entre foulard et intégrisme aboutissent à des conclusions
complètement déplacées. Les propos de la psychanalyste Elisabeth Roudinesco en
témoignent : « Studieuses à l’école, tout en étant silencieusement
reliées par leur voile à un dieu intérieur fanatisé, qui entrave leur liberté
de jugement, elles risquent de demeurer étrangères au contenu principiel du
savoir qu’on leur enseigne et de n’en retenir que les aspects utilitaires ou
techniques : quelque chose comme une science sans conscience » [xlviii].
En demandant aux élèves de ne pas
porter le foulard, les enseignants reproduisent mécaniquement le formatage
idéologique. Une mission chère à l’éducation : le programme est fait de
façon à ce que certains points ne soient pas abordés, ou que des sujets soient
vus de façon à ce qu’ils collent à l’idéologie dominante. Alain Policar semble
l’oublier : « Alors qu’à l’extérieur s’affrontent les diverses
forces sociales et se combattent les idéologies, la classe constitue un lieu de
trêve par rapport à ces conflits » [xlix]. Le mythe de
la « neutralité de l’école » est bien à déconstruire, car il peut
mener très loin. En effet, une tenue vestimentaire n’est pas neutre. Surtout,
lorsqu’on est adolescent. Chacun y va de sa « touche » :
casquette, jeans larges ou troués, piercings, clous aux poignets, tee-shirts
déchirés ou encore strings ostentatoires. Voulant être logique avec lui-même,
le député UMP Nicolas Baroin veut remettre de l’ordre dans tout cela et
souhaite l’uniforme à l’école, en plus de l’interdiction du foulard [l]. Car porter
atteinte à la liberté religieuse, c’est aussi porter atteinte à la liberté
d’expression. Nicolas Baroin ne fait que suivre l’idée de la neutralité de
l’école.
Un autre argument vient souvent à
l’encontre du droit à porter le foulard. Il émane des milieux féministes. On
peut comprendre que pour certaines femmes, le foulard revêt une signification
insupportable. Parce qu’il est perçu comme la marque de la domination des
femmes, de leur mise au pas, de leur négation en tant qu’êtres humains. L’essayiste
Liliane Kandel nous rappelle ainsi que « pour des millions d’êtres
humains aujourd’hui, le foulard est d’abord un signe de contrainte, de
violence, souvent de terreur » [li]. L’exemple qui revient le
plus est celui de la situation des femmes iraniennes, contraintes par la loi
islamique à porter le tchador, qui fait office de foulard et de voile à la
fois. La version iranienne correspond à l’une des versions les plus rigoristes
du port du voile, proche de ce que l’on trouve en Arabie Saoudite, qui
ressemble à la burqa imposée par les talibans en Afghanistan.
L’Iran est donc un exemple
extrême, mais posons-nous la question : est-ce que la logique est la même
en France ? Est-ce que le port du foulard conduit à des situations comme
celle de l’Iran ? De toute évidence, non. Ce qui se passe en France et
dans ces pays n’est absolument pas comparable. D’abord, le port du voile est imposé
en Iran ou en Arabie Saoudite. La religion et l’État ne font qu’un. Au-delà de
sa signification religieuse, le voile sert à brimer les femmes. C’est un outil
pour exercer une oppression étatique sur la moitié de la population, pour
contrôler la visibilité sociale des femmes en les excluant de l’espace public
pour ne leur reconnaître un rôle que dans l’espace domestique. Le voile sert
aux intérêts de la classe dominante. Là-bas, les femmes n’ont pas le choix et
nous défendons celles qui se battent pour ne pas se voir imposer cette
tyrannie.
En France, la situation est
complètement différente car la religion musulmane est celle d’une minorité
opprimée. Elle n’est en aucun cas aux mains de l’appareil d’État pour exercer
un quelconque dictat. Au contraire ! En tant qu’opprimés, les musulmans de
France cherchent à faire valoir leur droit à la religion. Les nouvelles
générations musulmanes nées sur le sol français veulent être acceptées au même
titre que les autres. Nous devons donc nous battre pour que les femmes aient le
choix et qu’elles ne soient pas exclues de l’école ou du travail lorsqu’elles
montrent qu’elles sont musulmanes. Le foulard prend des significations
différentes en fonction des situations. Le marxisme ne nous apprend pas à
raisonner dans l’absolu — le nationalisme par exemple est dans certains cas
progressiste, comme en Palestine, dans d’autres, comme en France, il est
réactionnaire.
Trop souvent, les filles qui
portent le foulard sont présentées comme des victimes, manipulées. Ce qui peut
être le cas. Mais de là à parler de « fascisme vert » pour dénoncer
les réseaux musulmans plus ou moins radicaux, il y a un pas à ne pas franchir.
Mais parfois les situations sont très difficiles. À Lille-sud, une femme a vécu
un véritable calvaire : « endolorie des coups que j’avais reçus la
veille, j’ai eu envie de me voiler » [lii]. Mais le contexte dans
lequel cette femme a vécu cet épisode – père au chômage, violence du frère
aîné- se retrouve dans des situations où la religion est inexistante. La faute
au foulard ?
La religion musulmane reproduit
des schémas sexistes. Certains y voient même l’origine dans le Coran [liii]. Mais ce
sexisme religieux est valable pour l’islam comme pour toutes les religions.
Combien de sœurs catholiques se coiffent la tête ? Et puis l’islam se
pratique différemment d’un pays à l’autre.
Dans un certain nombre de cas, le
foulard permet de fuir un machisme ambiant. Nabila a 17 ans et vit à
Argenteuil. Elle assure que « les garçons respectent une meuf en voile,
mais pas une meuf en jupe » [liv]. Le foulard
devient ainsi un moyen pour se protéger de la pression du milieu, de
l’oppression masculine, et permet de se sentir en sécurité à l’extérieur, mais
au prix d’une souffrance intérieure.
Les femmes
portant le foulard sont-elles plus opprimées par les hommes que les autres ?
Rien ne permet de le dire. Car beaucoup de filles y voient un acte important
pour elles. Rachida ne se sent pas victime du sexisme : « Je ne
suis soumise qu’à Dieu. Pas aux hommes, pas à mon père, pas à mes frères »
[lv]. Elle souffre beaucoup plus de l’hostilité qu’elle rencontre dans la
société. « Dans la salle d’attente du médecin, à la mairie, dans le
métro, il n’y a jamais de sourire » [lvi]
raconte-t-elle.
Le foulard n’a donc pas absolument un sens univoque d’oppression pour
les jeunes filles musulmanes qui le portent. Dans leur enquête « Le
foulard et la république », les sociologues Françoise Gaspard et Farhad
Khosrokhavar définissent plusieurs types de foulard : le foulard imposé,
le foulard de la transition (qui permet de concilier son appartenance à
une communauté religieuse et traditionnelle et son insertion dans la société
moderne), et le foulard revendiqué. Ce dernier type de foulard « est
de nature différente de celui des filles adolescentes et préadolescentes qui
négocient avec plus ou moins de bonheur et de déchirement un compromis entre
les exigences de pudeur et de respect des traditions exprimées par la famille
et la fréquentation de l’espace public (scolaire en particulier). Dans le cas
des post-adolescentes qui assument leur « identité voilée », leur
rapport avec la famille est souvent inversé.
Ce ne sont pas tellement les membres de la famille qui prennent
l’initiative d’imposer le voile, mais la jeune fille elle-même qui revendique
son « identité islamique ». Elle en vient même souvent à imposer à la
famille sa nouvelle identité où elle se prévaut de son islamité pour fustiger
ses frères et sœurs, peu croyants ou incroyants à ses yeux. Elle s’érige ainsi
en modèle d’une identité perdue ou trahie. […] Ce voile se veut militant, non
pas dans le sens de la politisation et de la revendication d’une identité en
rupture avec la société française, mais d’une affirmation de la volonté d’être
française et musulmane, moderne et voilée, autonome et habillée à l’islamique. […]
Le voile n’est plus le signe d’une soumission aveugle à la tradition, ni
l’expression d’un enfermement dans l’espace de la féminité ancestrale, en
retrait sur l’espace public. C’est un voile qui légitime l’extériorisation de
la femme et, simultanément, donne un sens moral à sa vie, en l’absence de
solution de rechange dans une société française où n’existe plus d’entreprise
collective d’instauration du sens.
Ce type de voile reflète la volonté d’auto-affirmation non seulement face
aux parents, mais aussi vis-à-vis de la société française qui refoule, au nom
de l’universel, toute forme trop particulariste d’affirmation de soi tout en
infériorisant ceux qui arrivent d’ailleurs. Contre le racisme qui leur dénie la
dignité, elles se dotent d’une identité voilée qui, là aussi, prend au mot la
différence dont on les stigmatise » [lvii].
Le foulard peut être ainsi un
signe de résistance face à la société qui atomise les individus et opprime les
minorités. Dans l’entreprise, le foulard est souvent un signe de combativité.
On est même loin dans ces cas-là du cliché de la femme soumise qui reste à la
maison. Ces femmes travailleuses se sentent avant tout opprimées par les
institutions françaises qui les empêchent de vivre leur religion. Il faut les
soutenir.
Dans le cadre de l’école, on doit
non seulement s’opposer aux exclusions mais aussi soutenir le droit au port du
foulard. Ce qui n’empêche pas par ailleurs de continuer à dialoguer avec les
jeunes élèves voilées pour essayer tout d’abord de comprendre les significations
qu’ont pour elles ce foulard, et ensuite de leur montrer qu’il est possible de
résister à l’oppression par la lutte collective sans avoir recours
nécessairement à ce mode individuel d’affirmation de soi.
Ce qu’écrivent Françoise Gaspard
et Farhad Khosrokhavar à ce propos nous paraît très juste : « Ces
jeunes filles – notamment les lycéennes et étudiantes voilées – sont le produit
d’une société qui depuis dix ans fait la chasse aux immigrés maghrébins, leurs
parents, use de tous les prétextes pour refuser la construction de mosquées,
prenant ainsi le risque de voir se multiplier les mosquées de sous-sol, tolère
le racisme. »
Les filles musulmanes qui mettent
en avant aujourd’hui leur foulard ne sont pas des adversaires pour les
féministes, ni des éléments perdus pour la lutte socialiste pour un meilleur
avenir, un autre monde possible. La gauche anticapitaliste ne pourra pas
continuer à les ignorer, ou pire à chercher le rapport de forces avec elles,
dans le long chemin qui nous reste à mener dans la lutte contre toutes les
formes de discrimination et d’oppression.
Il est particulièrement
inquiétant qu’une section significative de l’extrême gauche se soit ralliée à
la campagne contre le foulard. Lutte Ouvrière tend à assimiler toute expression
religieuse musulmane à un prosélytisme visant à étendre « l’obscurantisme
religieux » et ne veut aucunement considérer les racines sociales d’une religion.
Au sein de la LCR, les avis sont partagés. Les publications de la LCR ont pris
une position claire contre une loi qui interdirait le foulard à l’école. Mais
la majorité des camarades défendent son interdiction à l’école — même s’ils
affirment vouloir éviter des exclusions, dont ils mesurent les effets néfastes.
L’organisation n’a pas pour l’instant produit une position claire sur le fond,
et a eu tendance à éviter les questions qui fâchent (exclusions…), pour se
concentrer sur celles qui unissent (la loi). Au fond, il s’agit d’une
adaptation aux attitudes des milieux enseignants combatifs dans lesquels la LCR
a gagné un certain soutien. Une minorité au sein de la LCR voudrait même lancer
une campagne LCR contre le port du foulard, pour ne pas laisser ce terrain à la
droite…
Le problème est que ces
différentes positions « intermédiaires » — contre une loi, mais aussi
focaliser sur le « danger » de la pratique religieuse — n’ont pas de
cohérence interne. Nous essayons de montrer, dans les autres articles de ce
dossier, comment le sens réel de la laïcité et les racines sociales de la
religion imposent aux marxistes une position qui tranche beaucoup plus avec les
attitudes courantes à gauche — celle de la défense sans condition du droit à
l’expression religieuse. Si tout révolutionnaire se bat contre l’influence
des idées religieuses, nous n’avons pas à nous battre contre leur expression.
Ce n’est pas une nouvelle position, mais une position que nous considérons
comme étant issue de la tradition du marxisme révolutionnaire.
Thomas Mitch
Sur le web : Le site
www.oumma.com permet de comprendre rapidement les différents avis dans la
communauté musulmane sur de multiples questions, y compris bien sûr le foulard.
Le site Les Mots sont Importants comporte un argumentaire et un ensemble de
documents très utiles pour poursuivre la réflexion sur le port du foulard à
l’école : http://www.lmsi.net/rubrique.php3?id_rubrique=13
Un dossier sur l’islam et la laïcité, comportant des points de vue divers
et fournis, ainsi qu’un appel de « féministes pour l’égalité » se
trouvent à l’adresse : http://www.islamlaicite.org/
[i]Voir liste des mosquées sur www.oumma.com
[ii]L’ouverture récente d’une mosquée à Montreuil (93), avec le soutien actif
de la mairie, a amené les responsables de la mosquée à déclarer à la presse que
les musulmans de la France entière les enviaient, tellement une attitude
positive de la communauté locale était rare.
[iii] Le FN a rassemblé près de 6 millions de voix au 2ème tour de
l’élection présidentielle en 2002.
[iv] L’arrivée de Nicolas Sarkozy au ministère de l’Intérieur, acculé par un
fascisme triomphant a détérioré la situation (rétablissant des charters pour
renvoyer les étrangers « dans leur pays », Vigipirate…)
[v] Oumma.com a donc lancé une pétition réclamant la démission de Claude
Imbert du Haut Conseil à l’Intégration. Vous pouvez la signer en allant à
l’adresse http://oumma.com/article2.php3?id_article=755
[vi]Sur la question du foulard, c’est peut être Le Parisien qui a le moins cédé
à l’islamophobie.
[vii] Notons que la presse parle quasiment toujours de ‘voile’ et pas de
‘foulard’. Ce glissement sémantique est voulu par les directions des
rédactions. Le terme de voile est plus « vendeur », plus « accrocheur ». Il
fait directement référence aux femmes voilées au visage entièrement caché, à
qui l’on interdit de s’exprimer. Du côté des politiques, parler de voile plutôt
que de foulard permet d’entretenir la confusion sur ce dont on parle.
Malheureusement, tout le monde ou presque parle de voile en lieu et place du
foulard.
[viii] « Les voiles sont pliés, pas les problèmes »,in Marianne, 5 mai
2003. Cet article est paru avec comme en-tête « Les complices de l’islamisme ».
[ix] « Des médiatrices restaurent le dialogue avec les jeunes filles », La
Croix, 7 novembre 1996.
[x] « Comment éviter le foulard à l’école ? », L’Express, 14 janvier
1999.
[xi] « Portrait d’Hanifa Chérifi », Le Point, 16 janvier 1996.
[xii] « Le voile que nous connaissons est une invention récente », Elle,
19 mai 2003.
[xiii] « Sous le voile islamique, l’oppression des femmes », L’Humanité,
30 avril 2003.
[xiv] Docteur Abdallah, Le Foulard islamique et la république française :
mode d’emploi, éditions Intégrité.
[xv] « ‘Laïcardes’, puisque féministes », Le Monde, 30 mai 2003. Anne
Vigerie est membre du Cercle d’étude des réformes féministes. Anne Zelensky est
présidente de la Ligue du droit des femmes.
[xvi] « Le débat sur le port du foulard islamique à l’école divise la droite », Le
Monde, 10 mai 2003. Il est à noter que, même si dans l’ensemble il y a
assez peu de prosélytisme religieux en France, on voit assez souvent d’affiches
et tracts pour convaincre les gens des quartiers de « devenir chrétiens », et
on reçoit souvent la visite desTemoins de Jéhovah, considéré en général
inoffensifs. Imaginons la réaction de la presse si des Imams faisaient de la
porte à porte cherchant à convertir les gens à l’Islam !
[xvii]Nous avons vu que Sarkozy, dans une émission télévisée « 100 minutes pour
convaincre » en novembre 2003 a suggéré que le port d’une « bandana » pourrait
constituer un compromis acceptable. Il faudrait se demander en quoi une bandana
est moins « un signe visible » qu’un foulard. Il s’agit d’obliger les
musulmanes croyantes à faire semblant de ne pas l’être.
[xviii]Un cas plus récent, en novembre
2003 à Montreuil, d’une grève « contre le foulard » a montréque de telles
actions font ressortir inévitablement tout le racisme caché chez certains
enseignants. « Un prof d'arabe, qui demande à ses collègues de ‘respecter
les lois républicaines’, est régulièrement pris à partie. ‘Ce n'est pas
un musulman qui va m'apprendre la laïcité !’, lui lance un enseignant,
ignorant que ce prof d'arabe n'est pas du tout musulman.» Un autre enseignant
témoigne que « On est dans l'ère du soupçon. On tient des propos globalisants
sur les musulmans. Il y a un degré de violence incroyable.»
Le milieu enseignant, où les arabes et les Noirs sont
particulièrement peu représenté, n’est absolument pas imperméable au racisme.
[xix] « L’exclusion au bout du foulard », Libération, 16 février 2002.
[xx] « Dans un collège du Gard, les cours n’ont pas repris pour une affaire de
foulard », Le Monde, 8 janvier 2000.
[xxi] « Foulard : deux enfants exclues du collège », L’Humanité, 13
février 1999.
[xxii] « A Flers, 68 profs en grève contre deux voiles », Libération, 9
janvier 1999.
[xxiii] « Tchador aux vendanges : le prix d’un renvoi », Le Figaro, 16
juillet 1999.
[xxiv] « La guerre du voile n’aura pas lieu », Le Nouvel Observateur, 23
janvier 1997.
[xxv] « Jurisprudence et médiation, cas d’écoles efficaces », Libération,
4 décembre 2002.
[xxvi] « Bataille du voile dans la Nièvre », Le Figaro, 4 décembre 1995.
[xxvii] « Une lycéenne exclue sans foulard », Libération, 9 janvier 1997.
[xxviii] « Des
lycéennes voilées rentrent en classe », La Croix, 11 mai 1995.
[xxix] Une partie de
la tactique a été l’organisation de « débats et discussions » pour expliquer
aux élèves pourquoi il était bien d’interdire le foulard à l’école. Alors nous
avions droit à un cirque minable où l’ensemble des enseignants - ceux qui
connaissaient bien l’islam ainsi que ceux qui n’y connaissaient rien du tout -
qui expliquaient le « vrai sens » des rituels musulmans à des classes qui
comportaient plusieurs élèves musulmans !
[xxx]Libération 01.12.2003
[xxxi] « Suspendue, la fonctionnaire se bat pour son voile », Libération,
29 juillet 2003.
[xxxii] « Une fonctionnaire suspendue pour port du voile s’érige en symbole », Le
Figaro, 12 septembre 2003.
[xxxiii] Cette personne a d’ailleurs fait une attestation pour servir le dossier de
Nadjet Ben Abdallah.
[xxxiv] « Le foulard islamique interdit de fonction publique », La Croix,
15 juillet 2003.
[xxxv] « Le voile islamique à la porte de l’entreprise », Libération, 4
décembre 2002.
[xxxvi] « Le voile islamique gêne l’entreprise », Libération, 10 mai 2003.
[xxxvii] « Tchador aux vendanges : le prix d’un renvoi », Le Figaro, 16
juillet 1999.
[xxxviii] « Le voile islamique gêne l’entreprise », Libération, 10 mai 2003.
[xxxix] « Lever ‘le voile’ dans
l’entreprise », Le Figaro, 29 avril 2003.
[xl] « Lever ‘le voile’ dans l’entreprise », Le Figaro, 29 avril 2003.
[xli] « Une entreprise qui aime le foulard », Marie Claire, 1er
juin 2003.
[xlii] « Des policières en tchador », Le Point, 4 mai 2001.
[xliii] « Marianne et
le voile dans les prétoires » Libération 27.11.03
[xliv] « A Clermont-Ferrand, le foulard islamique est jugé ‘en soi’ ostentatoire
», Le Monde, 8 avril 1995.
[xlv] « Le rectorat se réserve le droit de sanctionner trois enseignantes du
lycée Racine », Le Monde, 18 décembre 1996.
[xlvi] « Suspension d’une pionne voilée », Le Figaro, 28 janvier 1999.
[xlvii] « En Seine-Saint-Denis, un lycée est en grève contre l’islamisme », La
Croix, 25 mars 2002.
[xlviii] « Le foulard à l’école, étouffoir de l’altérité », Libération, 27
mai 2003.
[xlix] « Voile : les passions et les principes », Libération, 24 juin
2003.
[l] « Pourquoi la polémique sur le foulard à l’école », Le Monde, 17
juin 2003.
[li] « Un foulard qui suscite d’étranges cécités », Le Monde, 8 juillet
2003.
[lii] « Pourquoi elles portent le voile », Le Point, 9 mai 2003.
[liii] Sourate 24, verset 31 : « Dis aux croyantes de baisser leur regard, de
rester chastes, de ne montrer que l’extérieur de leurs atours, de rabattre leur
voile sur leur poitrine, de ne montrer leurs atouts qu’à leur époux, ou à leurs
fils »
[liv] « Révolte à tue-tête », Libération, 24 juin 2003.
[lv] « Révolte à tue-tête », Libération, 24 juin 2003.
[lvi] « Révolte à tue-tête », Libération, 24 juin 2003.
[lvii] Françoise Gaspard et Farhad Khosrokhavar, Le foulard et la république, La
découverte, Paris, 1995, pages 47-49.
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