mercredi 5 juin 2013

Comprendre l’islamophobie pour mieux la combattre : l’histoire de l’islam en France

Comprendre l’islamophobie pour mieux la combattre : l’histoire de l’islam en France
Des actes islamophobes continuent à proliférer en France en 2013. Le gouvernement n’hésite pas à encourager les islamophobes en parlant de la nécessité d’une loi contre les signes religieux sur les lieux de travail. Pour comprendre le lien entre cette islamophobie et le bon vieux racisme colonial, il est utile de revisiter l’histoire de l’islam en France. Cet article de Nicolas Zahia, publié il y a dix ans dans Socialisme International, explore l’islam en France entre 1970 et 2003
L’islam en France 1970-2003
De l’exil aux banlieues


Depuis une quinzaine d’années on assiste à un renouveau de la foi en l’islam en France[1][1]. Loin de représenter un danger d’intégrisme, la religion est une tentative d’apaiser les souffrances d’une population qui subit de plus en plus de chômage, de racisme, de misère.
Pour comprendre ce phénomène, il est nécessaire d’analyser le processus de sédentarisation des populations issues de l’immigration sur le sol français.


Les années soixante-dix : naissance d’une religion
L’apparition de l’islam en France est le résultat direct de sa politique impérialiste. L’après-guerre amorce une période d’immigration massive en provenance des colonies (ou anciennes colonies) françaises. L’urgent besoin de main-d’œuvre du capitalisme hexagonal amène la bourgeoisie à ouvrir ses frontières.
La population immigrée est en grande majorité composée d’hommes et de paysans en provenance de pays où l’islam est la religion dominante. Cette main-d’œuvre est destinée à être utilisée durant une certaine période puis invitée à faire ses valises dès lors que les patrons et l’État n’en auront plus besoin. Ne s’étant pas sédentarisée en France, elle ne revendique pas le droit de pratiquer sa religion.
Aussi, l’état d’esprit de ces travailleurs est au nationalisme — produit des guerres d’indépendance, et surtout de la guerre d’Algérie – qui atténue l’importance de la revendication d’une pratique organisée de la religion sur le sol français. Les mosquées et lieux de cultes musulmans se comptent sur les doigts de la main.
La crise économique mondiale de 1973-1974 va largement favoriser l’apparition de l’islam. En 1974, face à la montée du chômage, la France ferme ses frontières, espérant que les travailleurs immigrés rentreront dans leur pays d’origine. Mais l’effet est inverse : l’impact de la crise ayant touché de plein fouet les pays d’Afrique du Nord, les travailleurs préfèrent affronter la précarité en France plutôt que dans des pays comme l’Algérie, où le chômage atteint des hauteurs jusque-là inégalées. De plus, la crise économique effrite l’idéologie nationaliste et favorise le financement de l’islam via l’Arabie Saoudite et ses pétrodollars. Forcés à la sédentarisation, ces travailleurs commencent à revendiquer leur droit de culte.
L’immigration « musulmane » se produit donc en deux mouvements. La première vague migratoire date d’avant 1974 ; elle est perçue comme provisoire par l’État français. À partir de 1974 la deuxième vague est celle du regroupement familial et de l’arrivée des femmes et des enfants.
Un islam de paix sociale
L’islam des années soixante-dix est plutôt bien perçu par la bourgeoisie française. Considérée comme conservatrice, cette religion permet à l’État de détourner les travailleurs immigrés de l’influence des syndicats et des partis de gauche ; et pour cause, dans un contexte de sédentarisation, de plus en plus d’immigrés se syndiquent. Une étude a permis de révéler une nette progression, après 1974, de la présence des immigrés parmi les délégués CGT dans les congrès annuels. En 1972, ils représentent 1,7 % des délégués, en 1975, 5,2 % et en 1982, 8,1 %.[1][2]
Ainsi, lors de la grève des loyers dans les foyers d’immigrés entre 1975 et 1978, l’État appuie la revendication des travailleurs pour la création de lieux de cultes, ce qui lui permet de tenter d’écarter les foyers de l’influence des organisations révolutionnaires qui se sont impliqués dans la grève. Cet épisode constitue le premier boom des lieux de cultes musulmans.
Dans les années soixante-dix, c’est donc un « islam de paix sociale »[1][3] que l’État s’efforce de mettre en place.
Les années quatre-vingt : décennie de tous les enjeux
En 1979, l’État profite de l’impact médiatique de la révolution iranienne pour nuancer son discours. La caricature du Musulman chiite devient celui de l’intégriste le couteau entre les dents et les yeux illuminés. Pour l’État, le souci d’étouffer la conscience de classe par un islam de paix sociale se double par l’adoption d’une politique plus ouvertement raciste envers les « Musulmans ». Se nourrissant de la montée de l’intégrisme dans certains pays, l’État désigne ces immigrés comme des dangers potentiels.
L’amalgame entre immigré, arabe, Musulman, intégriste et terroriste est d’autant plus alléchant que pour la première fois des jeunes issus de l’immigration commencent à s’organiser massivement contre le racisme et à revendiquer des droits. En 1985 le Figaro Magazine titre : « Serons-nous encore français dans trente ans ? » : « le raz de marée arabe est pour demain […] quatre cents millions de musulmans […] concentrés sur les rives méridionales et orientales de la Méditerranée et prêts à toutes les invasions. » [1][4]
Le jargon raciste de la presse de droite de l’époque se rapproche de plus en plus de celui de l’extrême droite fasciste et « laboratoire idéologique de la droite »[1][5]
Les unes du Figaro Magazine font tristement écho au slogan électoral du Front National en 1978 : « Il faut inverser le courant de l’immigration. »
On comprend mieux comment le FN a pu émerger en tant que force politique nouvelle à partir de 1985. La droite républicaine affichant les mêmes valeurs racistes que le parti fasciste, il suffisait à Le Pen de s’engouffrer dans la brèche. Ceci, en même temps que la mise en place de l’austérité par un gouvernement de gauche qui délégitimait le socialisme.
Le défi s’imposait en ces termes à la jeunesse immigrée, aux associations antiracistes et aux organisations de la gauche. La jeunesse maghrébine de la banlieue lyonnaise prit les devants dès 1983-1984 en organisant deux massives « Marches des Beurs » jusqu’à Paris. En 1985, les « Beurs » sont relayés par le Parti Socialiste alors au pouvoir. Des membres du PS créent l’association « SOS Racisme » qui s’occupe d’organiser la mobilisation.
Dès lors, le mouvement antiraciste monte en flèche. En 1987, SOS Racisme revendique 15 000 membres ; tous les ans, elle organise des concerts géants réunissant entre cent et deux mille personnes ; son badge « Touche pas à mon pote » se vend à plus de deux millions d’exemplaires à travers toute la France (et un million en Suède). Mais le mouvement échoue. SOS Racisme ne donne qu’une orientation morale au combat antiraciste, vidant la lutte de tout contenu politique. Pire, elle cherche même des alliances avec la droite. Sa direction réformiste joue sur l’ampleur de la mobilisation pour obtenir des postes clés au sein de l’appareil du Parti Socialiste et au sommet de l’État. Harlem Désir, alors président de SOS Racisme, s’exprime ainsi au quotidien Libération : « La lutte contre le racisme n’est une affaire ni de droite ni de gauche ».
À la fin de la décennie, SOS s’est délégitimé aux yeux des plus déterminés à se battre contre le racisme, ce qui marque le déclin du mouvement antiraciste, pourtant tellement porteur d’espoir [1][6].
Mais l’échec du mouvement antiraciste affecte l’ensemble de la gauche qui s’aliène une bonne partie de la jeunesse issue de l’immigration. Dégoûtés par la lutte, effrayés par la montée inexorable du Front National aux élections et touchés de plein fouet par la montée du chômage et de la misère, ces jeunes (issus de la politique de 1974, ils sont les premiers de culture française à arriver en masse à l’âge adulte en 1989) abordent les années quatre-vingt-dix comme un long cauchemar où émeutes urbaines riment avec La Haine [1][7].
Telle une lueur d’espoir dans la pénombre de leur existence, l’islam sera perçu par une minorité d’entre eux comme l’instrument de leur émancipation. La soif d’harmonie et la volonté de paix avec une société hostile feront apparaître la religion comme unique salut possible, telle une nouvelle conception de la vie dans le ghetto.
La nouvelle identité islamique
Nous l’avons vu, la sédentarisation de la population immigrée fournit l’appui fondamental pour un développement de la religion musulmane.
De l’exil, les immigrés doivent subir une double épreuve : le douloureux départ de leur terre natale et la contraignante sédentarisation en France. L’identité culturelle s’en est trouvée profondément bouleversée. Gilles Kepel analyse ce phénomène : « A l’omniprésence du chômage, qui entravait l’intégration à la société par le travail et la mobilité professionnelle ascendante, s’ajoutait l’ajustement complexe à une vie familiale inhabituelle. Les femmes, fraîchement arrivées, vivant souvent recluses au foyer quand elles ne parlaient pas la langue, posaient un problème inédit de socialisation, de mœurs. Les enfants, scolarisés en français […] représentaient un défi inverse : intermédiaires indispensables avec la société environnante, ils mettaient à mal la hiérarchie des générations et dévalorisaient le capital culturel des parents. C’est dans ce contexte instable où les repères traditionnels paraissaient obsolètes et où la société d’accueil semblait opaque ou hostile que se développa une identité islamique nouvelle. Elle répondait à la quête de sens de populations qui avaient fait un pari sur l’inconnu et cherchaient leurs marques. Cette demande était d’autant plus forte parmi les couches fragiles, peu éduquées, touchées par le chômage. »[1][8]
Ainsi, les familles immigrées n’ont pas transposé en France un modèle culturel et religieux figé. Elles ont subi la rude épreuve de l’exil, qui nécessite la dépossession douloureuse de sa culture et l’adaptation à un environnement nouveau.
La reformulation de l’identité islamique doit être analysée en prenant en compte la nature de la crise du modèle familial – déjà violemment bousculé par la colonisation[1][9].
Le modèle familial de la communauté où cohabitent plusieurs générations laisse place à la famille restreinte des sociétés capitalistes modernes. La langue natale subit une profonde dévaluation, ce qui bouleverse la hiérarchie familiale ; de fait, les enfants possèdent des aptitudes (lire, parler, écrire) que les parents n’ont pas ou peu. Le racisme à l’embauche et au travail, le travail au noir et sous-payé. Les tenues traditionnelles ne sont plus tolérées. Les habitudes alimentaires ont subi certaines transformations et il fallut se battre pendant des années pour qu’à la cantine, le porc soit remplacé par des œufs pour les Musulmans. Sur le plan religieux, il a fallu de longues grèves (trois ans pour celle des foyers d’immigrés) et des mobilisations pour que des salles de prières soient enfin acceptées.
Ces bouleversements produisent des effets différents selon les générations. Affaiblis par l’exil et l’épreuve de la sédentarisation, les parents souhaitent le plus souvent passer inaperçus et tenter de survivre à la dépossession de leur culture. Les effets psychologiques qu’ils doivent endurer sont ceux de la peur, de l’impuissance et de la résignation. Les enfants, au contraire, sont révoltés par le sort de leurs parents et n’ont d’espoir que dans la recherche d’une nouvelle identité. Celle-ci se nourrira autant de la culture d’origine que de l’environnement social à l’extérieur de la famille. En fait, la quête (ou conquête) d’identité des enfants se produit sur les ruines de celle de leurs parents.
Mais cette quête identitaire ne se produit pas sans confrontation entre les générations. Les parents étant nostalgiques d’un passé qu’ils sont impuissants à léguer à leurs descendants, la nouvelle culture des enfants est perçue comme un affront, une menace. La culture de l’oppresseur (du colon jusqu’au patron français) devient celle de l’enfant. La violence de la relation peut même entraîner la rupture. Un père de famille algérien en témoigne : « Tous ils parlent la langue française aujourd’hui ; quand ils restent avec nous à la maison, ils restent quatre heures, deux heures, c’est tout. Mais toute la journée ils sont avec les Français à l’école ou avec leurs amis français. C’est ça notre vie, c’est que les enfants nous les avons perdus. »[1][10]
Mais pourquoi cette quête d’identité se produit-elle à travers la religion ?[1][11]
À la différence des autres aspects de la culture, la religion est une croyance d’où découle une pratique. C’est un système de valeurs, des points de repères qui peuvent permettre à l’individu de mieux affronter la réalité. Un enseignant tunisien explique : « Oui […] la tentative de dépersonnalisation qu’on sent autour de nous, où chacun est réduit à être un simple travailleur, un salarié, quelqu’un qui remplit uniquement une tâche matérielle contre argent […] le fait d’être musulman nous donne une grande dimension de sécurité intérieure qui nous permet d’affronter parfois… d’être mieux armés contre les agressions extérieures. »[1][12] Ce témoignage rend aussi compte du rôle « refuge » de la religion dans une société capitaliste déshumanisée.
De plus, l’islam a résisté à l’épreuve de l’exil. Il n’a pas disparu des mœurs comme les vêtements traditionnels, mais s’est recomposé. Il s’est adapté à de nouvelles conditions matérielles, comme en témoigne une jeune femme sénégalaise : « Je pense que l’islam et le travail peuvent aller ensemble car, si on ne travaille pas, on ne mange pas, par conséquent il est difficile de faire la prière pendant le travail, mais on peut le rembourser une fois rentré à la maison. C’est permis par l’islam. »[1][13]
L’islam des jeunes
Pour comprendre la remontée récente de l’islam en France, il faut aussi la situer dans le contexte de la crise de légitimité des institutions françaises. Elles sont de plus en plus perçues comme étrangères et hostiles par les populations issues de l’immigration.
Du racisme très répandu chez les policiers et les magistrats, en passant par le programme scolaire colonialiste qui ignore l’essentiel de l’apport des civilisations non occidentales mais aussi un racisme latent, parfois inconscient, chez beaucoup de travailleurs sociaux, d’enseignants et de fonctionnaires, sont des éléments qui peuvent aggraver la crise d’identité chez des jeunes qui sont tentés de trouver ailleurs un respect culturel qui manque.
Donia Bouzar, une travailleuse sociale dans une banlieue lyonnaise a étudié de près la crise de légitimité des travailleurs sociaux dans les cités de Lyon et de Lille. Son ouvrage, l’islam des banlieues[1][14], s’appuie sur de nombreux témoignages qui pulvérisent tous les clichés et fantasmes entretenus sur l’islam.
Même si Bouzar ne le formule pas de cette façon, les travailleurs sociaux sont souvent amenés à répercuter les préjugés racistes sous la forme « soft » mais très répandue du réflexe « petit blanc » qui veut civiliser les indigènes.
Un exemple est celui de Fatima, placée dans un foyer à l’âge de 14 ans : « J’ai été frappée par mon père toute ma vie, je n’ai pas le souvenir d’une seule journée sans que je n’aie eu peur… Là-bas [au foyer, NDR], ça a été un soulagement, une nouvelle vie. […] Mais, lorsque je parlais de mon père, ils me faisaient comprendre que les pères arabes, c’était souvent comme ça. On ne pouvait pas y faire grand-chose à part porter plainte. Pendant les années qui ont suivi, j’ai essayé de faire un « blanc » avec mes origines. J’ai même voulu changer de nom. […] Je me détestais ! J’avais profondément honte d’être issue d’une telle culture ! Et pourquoi les femmes ne se révoltaient-elles pas ? Plusieurs années après je suis finalement arrivée à la fac, j’ai rencontré des jeunes gens de même origine que moi, qui ont été offusqués de mes certitudes, et qui m’ont démontré – textes religieux à l’appui – que, même « chez nous », c’était interdit de taper sa fille, et même de l’insulter. Ça a été une deuxième naissance pour moi ! »[1][15]
Salah Djebien, un jeune de Lille-Sud très impliqué dans la vie de son quartier explique : « Lorsqu’une mère d’un certain âge, « enfoulardée », demande un rendez-vous auprès de la référente en insertion pour des renseignements sur le dispositif de droit commun, elle doit d’abord affronter un interrogatoire : ‘Pourquoi tu portes le foulard ? C’est toi ou ton mari qui veut ? Est-ce que tu es vraiment libre de porter le foulard ? Et sortir ? Tu peux sortir quand tu veux ?’Ces paroles sont violentes parce qu’elles mettent tout le monde dans le même sac. La personne doit d’abord se défendre de ce qu’elle n’est pas pour espérer communiquer, si elle en a encore envie. […]
 
Mais quand elle rentre chez elle, elle en parle à ses enfants pour se soulager. Eux ne font pas de cadeaux… Ils sont écœurés. D’abord ils réalisent à quel point cette personne censée les aider est à côté de la plaque, ensuite ils ont l’impression qu’elle a essayé de provoquer un conflit dans la cellule familiale, de les diviser entre eux. Lorsqu’elle passe dans la rue, les jeunes lui crient dessus. Elle n’est pas bien vue. Elle ne sait même pas pourquoi, elle ne fait qu’appliquer ce qu’elle a appris, c’est une histoire de formation.
De toute façon, au niveau du recrutement, il y a déjà une sélection. Ils choisissent des professionnels qui, quelle que soit leur origine, sont d’accord avec eux sur leur vision de l’intégration assimilatrice. […]Depuis l’affaire des foulards et les événements en Algérie, il règne une terreur de l’islam. […] 
 
On n’est plus dans une dynamique où ils sont à l’écoute de la population pour aider, on est dans une dynamique où, via leurs responsables, ils sont à l’écoute des directives politiques pour les mettre en pratique auprès de la population, dans l’espoir, pour un certain nombre d’entre eux, de promotion sociale pour leur propre personne… »[1][16]
La crise de légitimité des travailleurs sociaux, des enseignants, de la police et des partis politiques permet aux prédicateurs musulmans d’occuper une place laissée vacante. Loin d’enfermer les jeunes dans l’unique dogme religieux, c’est toutes les facettes de l’existence des jeunes qui sont pris en compte par ces prédicateurs. Issus des quartiers, ils connaissent les problèmes des jeunes pour les avoir eux-mêmes vécus, et se donnent pour but de remettre en selle celles et ceux qui sont exclus.
Les prédicateurs sont plus indépendants vis-à-vis des institutions de l’État, ils peuvent être définis comme des médiateurs entre les jeunes et la société civile. Et pour cause, ils sont beaucoup plus crédibles aux yeux des jeunes.
Une enquête menée entre 1999 et 2001 démontre que les imams formés en France (environ 10 % aujourd’hui contre 4 % en 1994) sont beaucoup plus à l’écoute des problèmes rencontrés par les jeunes français musulmans que les imams formés à l’étranger : « Ils [les imams] mettront en avant les catastrophes naturelles comme la conséquence des péchés des hommes. Au contraire, les jeunes imams, formés en France, sont beaucoup plus en phase avec l’expérience sociale des fidèles dans le contexte d’ un pays non musulman. Ils insisteront sur la participation à la vie de la cité, sur la nécessité de voter aux élections par exemple. »[1][17]
Pour illustrer l’ampleur du phénomène, Bouzar explore les discours de deux prédicateurs particulièrement populaires auprès des jeunes : Tariq Ramadan et Hassan Iquioussen. Le premier est un professeur de philosophie et d’islamologie à Fribourg et Genève. Le deuxième est un fils de mineur marocain immigré en France : « Ces deux prédicateurs suscitent un désir d’identification important auprès de la jeune génération, tant par leur proximité culturelle incarnant une modernité positive que leur niveau universitaire qui ouvre de nouveaux horizons. »[1][18]
Iquioussen et Ramadan sont très actifs, ils sillonnent la France pour participer à de nombreux meetings, réunions, émissions de radios. Leurs principaux outils de diffusion des idées sont les cassettes vidéo et audio. Deux maisons d’éditions spécialisées dans l’islam (note de fin : les éditions Tawhid et les éditions Confluent créées respectivement en 1991 et 1996) ont été créées à cet effet. Les éditions Tawhid estiment à 100 000 le nombre de cassettes audio vendues par an.
L’autre aspect du travail des prédicateurs est celui de la rencontre avec les familles. Cela leur permet de se plonger au cœur des problèmes des ghettos et d’accumuler une expérience très riche : « J’interviens beaucoup dans les familles : j’essaye de donner les moyens aux parents de comprendre leurs enfants et aux enfants de comprendre leurs parents. Je suis seul dans cette démarche parce que les parents ont peur de cette société, les imams sont dépassés par ce qui se passe dans les familles, les éducateurs ont peur de tout ce qui vient des parents… Cela prend la moitié de mon temps. »[1][19]
Iquouissen raconte son parcours : « Mon père fait partie de ces Maghrébins qu’on a ramenés pour travailler dans les mines. J’ai été scolarisé en France, je suis berbère d’origine, de langue et de culture berbère. C’est vers l’âge de 17 ans que j’ai attrapé un déclic, parce que mes parents me demandaient toujours de faire le ramadan et, pour moi, ça n’avait pas de sens. J’ai donc cherché à comprendre […] J’ai commencé à lire le Coran, en français parce que c’était les premiers Corans qui existaient. J’étais en pleine crise d’identité : mes parents voulaient faire de moi un Maghrébin traditionnel et puis le vécu, l’école, la télévision me montraient autre chose. […] Du coup, je me suis mis à chercher ce que j’étais, pour comprendre. Je me suis mis à étudier, et puis cela et allé très vite, je me suis reconnu dans mes origines spirituelles et, immédiatement, j’ai revendiqué.
J’étais en seconde lorsque j’ai créé un club « culture maghrébine » entre 12h30 et 13h30. Déjà, j’interpellais les miens, en leur disant ‘Soyez fiers de ce que vous êtes, n’ayez pas honte, au contraire, vous devriez le crier sur les toits, car nous avons un passé glorieux, nous avons dans notre culture des choses extraordinaires. Je me suis branché là-dessus et je n’ai plus jamais arrêté […] Après mon DEA, j’ai fait le choix d’arrêter l’université pour me consacrer à 100 % à mon travail auprès des jeunes, avec l’UOIF.
La première conférence que j’ai faite à l’extérieur de mon patelin, c’était à Nantes, en 1984, et j’ai dû parler en arabe parce qu’il n’y avait pas de jeunes. […] Lorsque j’y suis retourné en 1990, il y en avait 800… L’évolution est fulgurante, exponentielle. Depuis 1995, c’est devenu l’explosion. Je fais toutes mes conférences devant un public de 500 à 3 000 personnes, avec une moyenne de 800 à 1 000 dans n’importe quelle banlieue. Pourtant, ces rencontres sont organisées avec les moyens rudimentaires des jeunes eux-mêmes. »[1][20]
Beaucoup d’enfants d’immigrés qui sont de culture française ne se considèrent pas pour autant « français ». Dans les ghettos, ils côtoient peu ou pas de blancs qui vivent plutôt dans les pavillons avoisinants. Par conséquent, il y a contradiction entre ce qu’on leur apprend à l’école, ce qu’ils voient à la télévision (« la France est une société multiculturelle et tolérante, fondée sur les valeurs des droits de l’homme… ») et leur propre réalité sociale où règne la ségrégation. Se fiant à leur propre expérience, ces jeunes essaient de s’en sortir avec leurs propres outils et pour certains l’islam peut être un de ces outils.
Selon Tariq Ramadan, l’islam doit aider les jeunes à s’insérer dans la société, à sortir du ghetto et se professionnaliser. Contrairement aux idées de beaucoup de ses détracteurs, Ramadan ne prône pas l’intégrisme et le « repli communautaire ». Conscient de la réalité du ghetto, Ramadan défini le jeune musulman comme quelqu’un qui est « Français musulman et qui doit trouver les voies pour déterminer comment il est Français et Musulman en même temps. »[1][21]
Quatre-vingt dix pour cent du public d’Iquouissen et de Ramadan sont composés de jeunes et entre 65 et 70 % de filles.
Les questions posées touchent la plupart du temps au racisme et la drogue, c’est-à-dire « Comment se sortir de la misère et de l’oppression ? »
La majeure partie du travail des prédicateurs musulmans est d’aider les jeunes dans leurs quêtes d’identité, leur fournir des points de repère. Ils les poussent à réfléchir, à comprendre. Le savoir, la culture générale est valorisée : « Accepter l’ignorance est un péché. Développez vos capacités intellectuelles et morales. Lisez ! »[1][22]
La connaissance, le travail, aident à se recentrer sur soi-même, à développer un certain esprit critique, à reprendre possession de soi et confiance en soi. L’accent est mis sur la générosité, le don de soi, l’amour et le respect.
Le besoin d’adaptation au mode de vie occidental fait aussi partie intégrante de la nouvelle identité islamique. De ce fait, l’interprétation coranique prônée par les prédicateurs est un islam débarrassé des croyances traditionnelles non-islamiques. Celles-ci sont des coutumes régionales qui font de l’islam – comme les deux autres grandes religions- une religion plurielle avec une grande variété de croyances et de pratiques dans le monde.
Cette nouvelle interprétation de l’islam, plus proche des textes, s’effectue dans toutes les sociétés – islamiques ou non – transformées par le capitalisme libéral de ces 30 dernières années : « La rupture avec l’islam familial et traditionnel est également une mise à distance avec les formes de religiosité ethnicisées qui ont constitué le fondement de la transmission parentale. Avec cette volonté d’ancrage dans un islam savant et lettré, ils tentent ainsi de renouer avec la dimension universelle de l’islam en faisant primer le lien islamique sur celui de l’origine ethnique, ce qui n’est pas le cas des primo-migrants. Tous ces musulmans pratiquants refusent une identité en termes de nationalité d’origine des parents, d’arabité ou de beurs. Tous les discours recueillis insistent sur l’universalité du message de l’islam. »[1][23]
C’est par ce biais que les jeunes peuvent se réapproprier la religion de leurs parents et même dans certains cas, s’émanciper de traditions trop aliénantes. Norah, une jeune étudiante que l’on veut contraindre à se marier, témoigne : « Et quand, moi, j’ai été choisie par la mère d’un cousin, je n’avais plus le droit à la parole ! Moi je ne pouvais pas moderniser nos traditions… Il a fallu que je passe par la mosquée pour prouver à mes parents que j’avais raison et qu’ils ne pouvaient pas me marier si je ne le voulais pas. »[1][24]
Ainsi, selon Ramadan, la femme musulmane moderne est plus libérée que celle qui est aliénée par les coutumes : « Il est impératif que les femmes musulmanes s’investissent et qu’elles prennent la place qui leur revient de droit, au-delà des traditions locales. Elles ont un rôle social de première importance à jouer. »[1][25]
Mais il ne faut pas s’y méprendre, la conception du rôle de la femme définie par Ramadan s’exerce à travers le prisme d’une religion – comme dans le christianisme et le judaïsme — où la femme n’est pas l’égal de l’homme. Cependant, les citations précédentes permettent de distinguer le poids des traditions de celui de l’islam concernant l’oppression des femmes.
« Opium du peuple » ou « un cœur dans un monde sans cœur » ?
L’islam des banlieues n’est pas un islam « politique » comme l’islam qui a pu se développer dans certains pays dominés par l’impérialisme. Il n’a pas de projet politique défini, bien qu’il remplisse une fonction sociale chez certaines couches issues de l’immigration : éducation (ou rééducation) basée sur une morale, valorisation de la dimension spirituelle au détriment d’une conception matérialiste de la société, etc.
L’islam sert de refuge à une population sans cesse harcelée ; c’est le « soupir de la créature opprimée » comme disait Marx lorsqu’il parlait du christianisme et du judaïsme. Pour les jeunes, l’islam peut permettre d’afficher une identité rejetée par les institutions françaises. Aussi, il peut aider des jeunes à retrouver une boussole et à s’insérer dans la société comme le préconisent Ramadan et Iquioussen.
Mais nous pouvons aussi constater autre chose : ces prédicateurs basent leur discours sur une morale. Même si elle peut être nourrie de bonnes intentions, cette morale est individualiste, le discours est basé sur des valeurs, des règles et l’appel à l’effort individuel pour les respecter au mieux : « L’école c’est bien. La drogue c’est mal, voler c’est mal. »
Ce discours ne fournit pas d’analyses plus générales sur société et ne prend aucunement en compte la nécessité de l’action collective pour l’affirmation d’une réelle identité des opprimés. En fournissant un cadre pour apaiser les souffrances, les prédicateurs apaisent la rancœur des jeunes contre la société. Ils agissent comme des médecins qui administrent des médicaments à un malade du sida. Mais ils ne peuvent agir pour trouver le vaccin qui éradiquera le mal une fois pour toutes.
L’islam n’est pas un outil de lutte contre le racisme, le chômage et l’exclusion : il conditionne les jeunes à mieux vivre avec et à refouler leur révolte dans l’amour de dieu. Son rôle est essentiellement conservateur. Aujourd’hui, l’islam des banlieues remplit une fonction comparable à cet’islam de paix sociale des années soixante-dix comme l’exprime si bien le jeune Nabil : « Dieu, c’est pire que les keufs, il est tout le temps sur ton dos. »[1][26]
Pourtant, c’est une lutte acharnée contre le racisme qu’il faut organiser, car c’est l’incapacité de la gauche française à empêcher la montée rapide du racisme qui a fourni l’espace pour le développement de la religion.
Nicolas Zahia (LCR Paris-Centre)




[i][1] Selon le sondageIfop du 5 octobre 2001 : en 2001, 36% des personnes d’origine musulmanes interrogées s’estiment croyantes et pratiquantes contre 27% en 1994, 42% s’estiment croyantes, 42% en 1994, et 16% s’estiment simplement d’origine musulmane contre 24% en 1994.

[2] R. Mouriaux et C. Withol de Wenden, syndicalisme français et islam, in Les Musulmans dans la société française, sous la direction de R.Léveau et G.Kepel, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, Paris, 1988, p.44
[3] Pour reprendre l’expression de Gilles Kepel, Les banlieues de l’islam, Points Actuels, Paris, 1991
[4] Jean Raspail, Figaro Magazine du 26/10/1985 in J.R Henry et F.Fregosi, l’islam en France, sous direction de Bruno Etienne, Paris, 1990, éditions CNRS, Paris, p.114
[5] Pour reprendre l’expression de Jean-Yves Camus, Le Front National, éditions Laurens, Paris, 1997, p.48. Jean Raspail, rédacteur de l’article du Figaro Magazine adhérera lui-même au FN quelques années plus tard)
[6] Pour une étude détaillée sur le sujet lire Hassan Berber, Lutte antifasciste, Les erreurs des années 80 en France, www.anticapitalisme.org.
[7] Film culte du milieu des années 90 de Matthieu Kassovitz.
[8] Gilles Kepel, Jihad : expansion et déclin de l’islamisme,éditions Gallimard, Paris,2000,pp.198-199.
[9] D’autre part, cette crise permet aussi de comprendre le mouvement de réislamisation de la première génération de travailleurs immigrés en France, dont l’organisation islamique internationale jama’at al tabligh, est la principale artisane. D’origine indienne, son courant en France est l’association Foi et Pratique fondée en 1972. Elle prescrit une pratique religieuse très disciplinée et rigoriste à ses adeptes. Son succès en Occident s’explique du fait qu’elle est exclusivement basée sur la foi individuelle, dépourvue de projet politique car s’étant originairement développée dans un pays à grande majorité Hindoue, où la pratique communautaire de l’islam subie une forte répression. Son lieu de prédilection est la rue Jean Pierre Timbaud à Paris. L’association y fonda la mosquée Omar qui peut rassembler jusqu’à cinq mille personnes, et contribue à y développer un véritable quartier commercial musulman. L’apogée de sa popularité se situe dans les années 80. Dans les années 90, Foi et Pratique subie une crise et se scinde en deux courants distincts : Tabligh wa dawa il Allah et l’Association Foi et pratique.
[10]Les banlieues de l’islam, op. cit., p32
[11]Rappelons que la remontée de l’islam chez les jeunes issus de l’immigration ne concerne qu’une petite minorité d’entre eux. Pour d’autres la quête d’identité peut s’opérer par le reniement de la culture d’origine ou par la musique, la danse, l’amour, l’engagement politique, etc. 
Une enquête réalisée en 1994/95 avec des jeunes filles d’origine maghrébine démontre que la plupart d’entre elles restent détachées du dogme religieux. Seulement une sur dix a lu le Coran en entier et plus de la moitié en a lu que de simples fragments. Elles sont sept sur dix à penser qu’ « il n’est pas nécessaire d’avoir une religion pour bien se conduire. » Six sur dix rejettent l’idée selon laquelle « il n’y a qu’une seule religion qui soit vraie. » Hervé Flanquart, croyances et valeurs chez les jeunes Maghrébins, éditions complexe, Paris, 2003.
[12] Les banlieues de l’islam, op. cit., p.31.
[13] Idem, p.29.
[14] Dounia Bouzar, L’islam des banlieues : Les prédicateurs musulmans, nouveaux travailleurs sociaux ? Editions La Découverte et Syros, Paris, 2001.
[15] L’islam des banlieues, op.cit., p.74.
[16] Idem, pp.51-53.
[17] Le Monde du 08/02/2002.
[18] L’islam des banlieues, op.cit.,p.31.
[19] Idem, p.93.
[20] Idem, p.32.
[21] Idem, p.31.
[22] Hassan Iquouissen, La réussite, un devoir, Maison de diffusion Médiacom, in idem, p.78.
[23]Joceline Césari, Musulmans et Républicains : Les jeunes, l’islam et la France, Editions Complexe, Paris, 1998.
[24] L’islam des banlieues, op. cit., p.130.
[25] Idem, p.132.
[26] Idem, p.122.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire