Comprendre l’islamophobie pour mieux la
combattre : l’histoire de l’islam en France
Des actes islamophobes continuent à proliférer en
France en 2013. Le gouvernement n’hésite pas à encourager les islamophobes en
parlant de la nécessité d’une loi contre les signes religieux sur les lieux de
travail. Pour comprendre le lien entre cette islamophobie et le bon vieux
racisme colonial, il est utile de revisiter l’histoire de l’islam en France.
Cet article de Nicolas Zahia, publié il y a dix ans dans Socialisme
International, explore l’islam en France entre 1970 et 2003
L’islam
en France 1970-2003
De
l’exil aux banlieues
Depuis une quinzaine d’années on assiste à un
renouveau de la foi en l’islam en France[1][1]. Loin de représenter un danger
d’intégrisme, la religion est une tentative d’apaiser les souffrances d’une
population qui subit de plus en plus de chômage, de racisme, de misère.
Pour comprendre ce phénomène, il est nécessaire
d’analyser le processus de sédentarisation des populations issues de
l’immigration sur le sol français.
Les années soixante-dix : naissance
d’une religion
L’apparition
de l’islam en France est le résultat direct de sa politique impérialiste.
L’après-guerre amorce une période d’immigration massive en provenance des
colonies (ou anciennes colonies) françaises. L’urgent besoin de main-d’œuvre du
capitalisme hexagonal amène la bourgeoisie à ouvrir ses frontières.
La
population immigrée est en grande majorité composée d’hommes et de paysans en
provenance de pays où l’islam est la religion dominante. Cette main-d’œuvre est
destinée à être utilisée durant une certaine période puis invitée à faire ses
valises dès lors que les patrons et l’État n’en auront plus besoin. Ne s’étant
pas sédentarisée en France, elle ne revendique pas le droit de pratiquer sa
religion.
Aussi,
l’état d’esprit de ces travailleurs est au nationalisme — produit des guerres
d’indépendance, et surtout de la guerre d’Algérie – qui atténue l’importance de
la revendication d’une pratique organisée de la religion sur le sol français.
Les mosquées et lieux de cultes musulmans se comptent sur les doigts de la
main.
La crise
économique mondiale de 1973-1974 va largement favoriser l’apparition de
l’islam. En 1974, face à la montée du chômage, la France ferme ses frontières,
espérant que les travailleurs immigrés rentreront dans leur pays d’origine.
Mais l’effet est inverse : l’impact de la crise ayant touché de plein
fouet les pays d’Afrique du Nord, les travailleurs préfèrent affronter la
précarité en France plutôt que dans des pays comme l’Algérie, où le chômage
atteint des hauteurs jusque-là inégalées. De plus, la crise économique effrite
l’idéologie nationaliste et favorise le financement de l’islam via l’Arabie
Saoudite et ses pétrodollars. Forcés à la sédentarisation, ces travailleurs
commencent à revendiquer leur droit de culte.
L’immigration
« musulmane » se produit donc en deux mouvements. La première vague
migratoire date d’avant 1974 ; elle est perçue comme provisoire par l’État
français. À partir de 1974 la deuxième vague est celle du regroupement familial
et de l’arrivée des femmes et des enfants.
Un
islam de paix sociale
L’islam des
années soixante-dix est plutôt bien perçu par la bourgeoisie française.
Considérée comme conservatrice, cette religion permet à l’État de détourner les
travailleurs immigrés de l’influence des syndicats et des partis de gauche ;
et pour cause, dans un contexte de sédentarisation, de plus en plus d’immigrés
se syndiquent. Une étude a permis de révéler une nette progression, après 1974,
de la présence des immigrés parmi les délégués CGT dans les congrès annuels. En
1972, ils représentent 1,7 % des délégués, en 1975, 5,2 % et en 1982,
8,1 %.[1][2]
Ainsi, lors
de la grève des loyers dans les foyers d’immigrés entre 1975 et 1978,
l’État appuie la revendication des travailleurs pour la création de lieux de
cultes, ce qui lui permet de tenter d’écarter les foyers de l’influence des
organisations révolutionnaires qui se sont impliqués dans la grève. Cet épisode
constitue le premier boom des lieux de cultes musulmans.
Dans les
années soixante-dix, c’est donc un « islam de paix sociale »[1][3] que l’État s’efforce de mettre en place.
Les
années quatre-vingt : décennie de tous les enjeux
En 1979, l’État
profite de l’impact médiatique de la révolution iranienne pour nuancer son
discours. La caricature du Musulman chiite devient celui de l’intégriste le
couteau entre les dents et les yeux illuminés. Pour l’État, le souci d’étouffer
la conscience de classe par un islam de paix sociale se double par l’adoption
d’une politique plus ouvertement raciste envers les « Musulmans ». Se
nourrissant de la montée de l’intégrisme dans certains pays, l’État désigne ces
immigrés comme des dangers potentiels.
L’amalgame
entre immigré, arabe, Musulman, intégriste et terroriste est d’autant plus
alléchant que pour la première fois des jeunes issus de l’immigration
commencent à s’organiser massivement contre le racisme et à revendiquer des
droits. En 1985 le Figaro Magazine titre : « Serons-nous encore
français dans trente ans ? » : « le raz de marée
arabe est pour demain […] quatre cents millions de musulmans […] concentrés sur
les rives méridionales et orientales de la Méditerranée et prêts à toutes les
invasions. » [1][4]
Le jargon
raciste de la presse de droite de l’époque se rapproche de plus en plus de
celui de l’extrême droite fasciste et « laboratoire idéologique de la
droite »[1][5]
Les unes du
Figaro Magazine font tristement écho au slogan électoral du Front National en
1978 : « Il faut inverser le courant de l’immigration. »
On comprend
mieux comment le FN a pu émerger en tant que force politique nouvelle à partir
de 1985. La droite républicaine affichant les mêmes valeurs racistes que le
parti fasciste, il suffisait à Le Pen de s’engouffrer dans la brèche. Ceci, en
même temps que la mise en place de l’austérité par un gouvernement de gauche
qui délégitimait le socialisme.
Le défi s’imposait
en ces termes à la jeunesse immigrée, aux associations antiracistes et aux
organisations de la gauche. La jeunesse maghrébine de la banlieue lyonnaise prit
les devants dès 1983-1984 en organisant deux massives « Marches des Beurs »
jusqu’à Paris. En 1985, les « Beurs » sont relayés par le Parti
Socialiste alors au pouvoir. Des membres du PS créent l’association « SOS
Racisme » qui s’occupe d’organiser la mobilisation.
Dès lors, le
mouvement antiraciste monte en flèche. En 1987, SOS Racisme revendique 15 000
membres ; tous les ans, elle organise des concerts géants réunissant entre
cent et deux mille personnes ; son badge « Touche pas à mon pote »
se vend à plus de deux millions d’exemplaires à travers toute la France (et un
million en Suède). Mais le mouvement échoue. SOS Racisme ne donne qu’une
orientation morale au combat antiraciste, vidant la lutte de tout contenu
politique. Pire, elle cherche même des alliances avec la droite. Sa direction
réformiste joue sur l’ampleur de la mobilisation pour obtenir des postes clés
au sein de l’appareil du Parti Socialiste et au sommet de l’État. Harlem Désir,
alors président de SOS Racisme, s’exprime ainsi au quotidien Libération :
« La lutte contre le racisme n’est une affaire ni de droite ni de
gauche ».
À la fin de
la décennie, SOS s’est délégitimé aux yeux des plus déterminés à se battre
contre le racisme, ce qui marque le déclin du mouvement antiraciste, pourtant
tellement porteur d’espoir [1][6].
Mais l’échec
du mouvement antiraciste affecte l’ensemble de la gauche qui s’aliène une bonne
partie de la jeunesse issue de l’immigration. Dégoûtés par la lutte, effrayés
par la montée inexorable du Front National aux élections et touchés de plein
fouet par la montée du chômage et de la misère, ces jeunes (issus de la
politique de 1974, ils sont les premiers de culture française à arriver en
masse à l’âge adulte en 1989) abordent les années quatre-vingt-dix comme un
long cauchemar où émeutes urbaines riment avec La Haine [1][7].
Telle une
lueur d’espoir dans la pénombre de leur existence, l’islam sera perçu par une
minorité d’entre eux comme l’instrument de leur émancipation. La soif
d’harmonie et la volonté de paix avec une société hostile feront apparaître la
religion comme unique salut possible, telle une nouvelle conception de la vie
dans le ghetto.
La
nouvelle identité islamique
Nous l’avons
vu, la sédentarisation de la population immigrée fournit l’appui fondamental
pour un développement de la religion musulmane.
De l’exil, les immigrés doivent subir une double épreuve : le
douloureux départ de leur terre natale et la contraignante sédentarisation en
France. L’identité culturelle s’en est trouvée profondément bouleversée. Gilles
Kepel analyse ce phénomène : « A l’omniprésence du chômage, qui
entravait l’intégration à la société par le travail et la mobilité
professionnelle ascendante, s’ajoutait l’ajustement complexe à une vie
familiale inhabituelle. Les femmes, fraîchement arrivées, vivant souvent
recluses au foyer quand elles ne parlaient pas la langue, posaient un problème
inédit de socialisation, de mœurs. Les enfants, scolarisés en français […]
représentaient un défi inverse : intermédiaires indispensables avec la
société environnante, ils mettaient à mal la hiérarchie des générations et
dévalorisaient le capital culturel des parents. C’est dans ce contexte instable
où les repères traditionnels paraissaient obsolètes et où la société d’accueil
semblait opaque ou hostile que se développa une identité islamique nouvelle.
Elle répondait à la quête de sens de populations qui avaient fait un pari sur
l’inconnu et cherchaient leurs marques. Cette demande était d’autant plus forte
parmi les couches fragiles, peu éduquées, touchées par le chômage. »[1][8]
Ainsi, les
familles immigrées n’ont pas transposé en France un modèle culturel et
religieux figé. Elles ont subi la rude épreuve de l’exil, qui nécessite la
dépossession douloureuse de sa culture et l’adaptation à un environnement
nouveau.
La
reformulation de l’identité islamique doit être analysée en prenant en compte
la nature de la crise du modèle familial – déjà violemment bousculé par la
colonisation[1][9].
Le modèle
familial de la communauté où cohabitent plusieurs générations laisse place à la
famille restreinte des sociétés capitalistes modernes. La langue natale subit
une profonde dévaluation, ce qui bouleverse la hiérarchie familiale ; de
fait, les enfants possèdent des aptitudes (lire, parler, écrire) que les
parents n’ont pas ou peu. Le racisme à l’embauche et au travail, le travail au
noir et sous-payé. Les tenues traditionnelles ne sont plus tolérées. Les
habitudes alimentaires ont subi certaines transformations et il fallut se
battre pendant des années pour qu’à la cantine, le porc soit remplacé par des
œufs pour les Musulmans. Sur le plan religieux, il a fallu de longues grèves
(trois ans pour celle des foyers d’immigrés) et des mobilisations pour que des
salles de prières soient enfin acceptées.
Ces
bouleversements produisent des effets différents selon les générations.
Affaiblis par l’exil et l’épreuve de la sédentarisation, les parents souhaitent
le plus souvent passer inaperçus et tenter de survivre à la dépossession de
leur culture. Les effets psychologiques qu’ils doivent endurer sont ceux de la
peur, de l’impuissance et de la résignation. Les enfants, au contraire, sont
révoltés par le sort de leurs parents et n’ont d’espoir que dans la recherche
d’une nouvelle identité. Celle-ci se nourrira autant de la culture d’origine
que de l’environnement social à l’extérieur de la famille. En fait, la quête
(ou conquête) d’identité des enfants se produit sur les ruines de celle de
leurs parents.
Mais cette
quête identitaire ne se produit pas sans confrontation entre les générations.
Les parents étant nostalgiques d’un passé qu’ils sont impuissants à léguer à
leurs descendants, la nouvelle culture des enfants est perçue comme un affront,
une menace. La culture de l’oppresseur (du colon jusqu’au patron français)
devient celle de l’enfant. La violence de la relation peut même entraîner la
rupture. Un père de famille algérien en témoigne : « Tous ils
parlent la langue française aujourd’hui ; quand ils restent avec nous à la
maison, ils restent quatre heures, deux heures, c’est tout. Mais toute la
journée ils sont avec les Français à l’école ou avec leurs amis français. C’est
ça notre vie, c’est que les enfants nous les avons perdus. »[1][10]
Mais
pourquoi cette quête d’identité se produit-elle à travers la religion ?[1][11]
À la
différence des autres aspects de la culture, la religion est une croyance d’où
découle une pratique. C’est un système de valeurs, des points de repères qui
peuvent permettre à l’individu de mieux affronter la réalité. Un enseignant
tunisien explique : « Oui […] la tentative de dépersonnalisation qu’on
sent autour de nous, où chacun est réduit à être un simple travailleur, un
salarié, quelqu’un qui remplit uniquement une tâche matérielle contre argent […]
le fait d’être musulman nous donne une grande dimension de sécurité intérieure
qui nous permet d’affronter parfois… d’être mieux armés contre les agressions
extérieures. »[1][12] Ce témoignage rend aussi compte du
rôle « refuge » de la religion dans une société capitaliste
déshumanisée.
De plus,
l’islam a résisté à l’épreuve de l’exil. Il n’a pas disparu des mœurs comme les
vêtements traditionnels, mais s’est recomposé. Il s’est adapté à de nouvelles
conditions matérielles, comme en témoigne une jeune femme sénégalaise : « Je
pense que l’islam et le travail peuvent aller ensemble car, si on ne travaille
pas, on ne mange pas, par conséquent il est difficile de faire la prière
pendant le travail, mais on peut le rembourser une fois rentré à la maison.
C’est permis par l’islam. »[1][13]
L’islam
des jeunes
Pour
comprendre la remontée récente de l’islam en France, il faut aussi la situer
dans le contexte de la crise de légitimité des institutions françaises. Elles
sont de plus en plus perçues comme étrangères et hostiles par les populations
issues de l’immigration.
Du racisme
très répandu chez les policiers et les magistrats, en passant par le programme
scolaire colonialiste qui ignore l’essentiel de l’apport des civilisations non
occidentales mais aussi un racisme latent, parfois inconscient, chez beaucoup
de travailleurs sociaux, d’enseignants et de fonctionnaires, sont des éléments
qui peuvent aggraver la crise d’identité chez des jeunes qui sont tentés de
trouver ailleurs un respect culturel qui manque.
Donia
Bouzar, une travailleuse sociale dans une banlieue lyonnaise a étudié de près
la crise de légitimité des travailleurs sociaux dans les cités de Lyon et de
Lille. Son ouvrage, l’islam des banlieues[1][14], s’appuie sur de nombreux
témoignages qui pulvérisent tous les clichés et fantasmes entretenus sur
l’islam.
Même si
Bouzar ne le formule pas de cette façon, les travailleurs sociaux sont souvent
amenés à répercuter les préjugés racistes sous la forme « soft » mais
très répandue du réflexe « petit blanc » qui veut civiliser les
indigènes.
Un exemple
est celui de Fatima, placée dans un foyer à l’âge de 14 ans : « J’ai
été frappée par mon père toute ma vie, je n’ai pas le souvenir d’une seule
journée sans que je n’aie eu peur… Là-bas [au foyer, NDR], ça a été un
soulagement, une nouvelle vie. […] Mais, lorsque je parlais de mon père,
ils me faisaient comprendre que les pères arabes, c’était souvent comme ça. On
ne pouvait pas y faire grand-chose à part porter plainte. Pendant les années
qui ont suivi, j’ai essayé de faire un « blanc » avec mes origines.
J’ai même voulu changer de nom. […] Je me détestais ! J’avais
profondément honte d’être issue d’une telle culture ! Et pourquoi les
femmes ne se révoltaient-elles pas ? Plusieurs années après je suis
finalement arrivée à la fac, j’ai rencontré des jeunes gens de même origine que
moi, qui ont été offusqués de mes certitudes, et qui m’ont démontré – textes
religieux à l’appui – que, même « chez nous », c’était interdit de
taper sa fille, et même de l’insulter. Ça a été une deuxième naissance pour moi ! »[1][15]
Salah
Djebien, un jeune de Lille-Sud très impliqué dans la vie de son quartier
explique : « Lorsqu’une mère d’un certain âge, « enfoulardée »,
demande un rendez-vous auprès de la référente en insertion pour des
renseignements sur le dispositif de droit commun, elle doit d’abord affronter
un interrogatoire : ‘Pourquoi tu portes le foulard ? C’est toi ou ton
mari qui veut ? Est-ce que tu es vraiment libre de porter le foulard ?
Et sortir ? Tu peux sortir quand tu veux ?’Ces paroles sont violentes
parce qu’elles mettent tout le monde dans le même sac. La personne doit d’abord
se défendre de ce qu’elle n’est pas pour espérer communiquer, si elle en a
encore envie. […]
Mais quand
elle rentre chez elle, elle en parle à ses enfants pour se soulager. Eux ne
font pas de cadeaux… Ils sont écœurés. D’abord ils réalisent à quel point cette
personne censée les aider est à côté de la plaque, ensuite ils ont l’impression
qu’elle a essayé de provoquer un conflit dans la cellule familiale, de les
diviser entre eux. Lorsqu’elle passe dans la rue, les jeunes lui crient dessus.
Elle n’est pas bien vue. Elle ne sait même pas pourquoi, elle ne fait
qu’appliquer ce qu’elle a appris, c’est une histoire de formation.
De toute
façon, au niveau du recrutement, il y a déjà une sélection. Ils choisissent des
professionnels qui, quelle que soit leur origine, sont d’accord avec eux sur
leur vision de l’intégration assimilatrice. […]Depuis l’affaire des foulards et
les événements en Algérie, il règne une terreur de l’islam. […]
On n’est
plus dans une dynamique où ils sont à l’écoute de la population pour aider, on
est dans une dynamique où, via leurs responsables, ils sont à l’écoute des
directives politiques pour les mettre en pratique auprès de la population, dans
l’espoir, pour un certain nombre d’entre eux, de promotion sociale pour leur
propre personne… »[1][16]
La crise de
légitimité des travailleurs sociaux, des enseignants, de la police et des
partis politiques permet aux prédicateurs musulmans d’occuper une place laissée
vacante. Loin d’enfermer les jeunes dans l’unique dogme religieux, c’est toutes
les facettes de l’existence des jeunes qui sont pris en compte par ces
prédicateurs. Issus des quartiers, ils connaissent les problèmes des jeunes
pour les avoir eux-mêmes vécus, et se donnent pour but de remettre en selle celles
et ceux qui sont exclus.
Les
prédicateurs sont plus indépendants vis-à-vis des institutions de l’État, ils
peuvent être définis comme des médiateurs entre les jeunes et la société
civile. Et pour cause, ils sont beaucoup plus crédibles aux yeux des jeunes.
Une enquête
menée entre 1999 et 2001 démontre que les imams formés en France
(environ 10 % aujourd’hui contre 4 % en 1994) sont beaucoup plus à
l’écoute des problèmes rencontrés par les jeunes français musulmans que les
imams formés à l’étranger : « Ils [les imams] mettront en avant
les catastrophes naturelles comme la conséquence des péchés des hommes. Au
contraire, les jeunes imams, formés en France, sont beaucoup plus en phase avec
l’expérience sociale des fidèles dans le contexte d’ un pays non musulman. Ils
insisteront sur la participation à la vie de la cité, sur la nécessité de voter
aux élections par exemple. »[1][17]
Pour
illustrer l’ampleur du phénomène, Bouzar explore les discours de deux
prédicateurs particulièrement populaires auprès des jeunes : Tariq Ramadan
et Hassan Iquioussen. Le premier est un professeur de philosophie et
d’islamologie à Fribourg et Genève. Le deuxième est un fils de mineur marocain
immigré en France : « Ces deux prédicateurs suscitent un désir
d’identification important auprès de la jeune génération, tant par leur
proximité culturelle incarnant une modernité positive que leur niveau
universitaire qui ouvre de nouveaux horizons. »[1][18]
Iquioussen
et Ramadan sont très actifs, ils sillonnent la France pour participer à de
nombreux meetings, réunions, émissions de radios. Leurs principaux outils de
diffusion des idées sont les cassettes vidéo et audio. Deux maisons d’éditions
spécialisées dans l’islam (note de fin : les éditions Tawhid et les
éditions Confluent créées respectivement en 1991 et 1996) ont été
créées à cet effet. Les éditions Tawhid estiment à 100 000 le nombre de
cassettes audio vendues par an.
L’autre
aspect du travail des prédicateurs est celui de la rencontre avec les familles.
Cela leur permet de se plonger au cœur des problèmes des ghettos et d’accumuler
une expérience très riche : « J’interviens beaucoup dans les
familles : j’essaye de donner les moyens aux parents de comprendre leurs
enfants et aux enfants de comprendre leurs parents. Je suis seul dans cette
démarche parce que les parents ont peur de cette société, les imams sont
dépassés par ce qui se passe dans les familles, les éducateurs ont peur de tout
ce qui vient des parents… Cela prend la moitié de mon temps. »[1][19]
Iquouissen
raconte son parcours : « Mon père fait partie de ces Maghrébins
qu’on a ramenés pour travailler dans les mines. J’ai été scolarisé en France,
je suis berbère d’origine, de langue et de culture berbère. C’est vers l’âge de
17 ans que j’ai attrapé un déclic, parce que mes parents me demandaient
toujours de faire le ramadan et, pour moi, ça n’avait pas de sens. J’ai donc
cherché à comprendre […] J’ai commencé à lire le Coran, en français parce que
c’était les premiers Corans qui existaient. J’étais en pleine crise d’identité :
mes parents voulaient faire de moi un Maghrébin traditionnel et puis le vécu,
l’école, la télévision me montraient autre chose. […] Du coup, je me suis mis à
chercher ce que j’étais, pour comprendre. Je me suis mis à étudier, et puis
cela et allé très vite, je me suis reconnu dans mes origines spirituelles et,
immédiatement, j’ai revendiqué.
J’étais en
seconde lorsque j’ai créé un club « culture maghrébine » entre 12h30
et 13h30. Déjà, j’interpellais les miens, en leur disant ‘Soyez fiers de ce que
vous êtes, n’ayez pas honte, au contraire, vous devriez le crier sur les toits,
car nous avons un passé glorieux, nous avons dans notre culture des choses
extraordinaires. Je me suis branché là-dessus et je n’ai plus jamais arrêté […]
Après mon DEA, j’ai fait le choix d’arrêter l’université pour me consacrer à
100 % à mon travail auprès des jeunes, avec l’UOIF.
La première
conférence que j’ai faite à l’extérieur de mon patelin, c’était à Nantes, en
1984, et j’ai dû parler en arabe parce qu’il n’y avait pas de jeunes. […]
Lorsque j’y suis retourné en 1990, il y en avait 800… L’évolution est
fulgurante, exponentielle. Depuis 1995, c’est devenu l’explosion. Je fais
toutes mes conférences devant un public de 500 à 3 000 personnes, avec une
moyenne de 800 à 1 000 dans n’importe quelle banlieue. Pourtant, ces
rencontres sont organisées avec les moyens rudimentaires des jeunes eux-mêmes. »[1][20]
Beaucoup
d’enfants d’immigrés qui sont de culture française ne se considèrent pas pour
autant « français ». Dans les ghettos, ils côtoient peu ou pas de
blancs qui vivent plutôt dans les pavillons avoisinants. Par conséquent, il y a
contradiction entre ce qu’on leur apprend à l’école, ce qu’ils voient à la
télévision (« la France est une société multiculturelle et tolérante, fondée
sur les valeurs des droits de l’homme… ») et leur propre réalité sociale
où règne la ségrégation. Se fiant à leur propre expérience, ces jeunes essaient
de s’en sortir avec leurs propres outils et pour certains l’islam peut être un
de ces outils.
Selon Tariq
Ramadan, l’islam doit aider les jeunes à s’insérer dans la société, à sortir du
ghetto et se professionnaliser. Contrairement aux idées de beaucoup de ses
détracteurs, Ramadan ne prône pas l’intégrisme et le « repli communautaire ».
Conscient de la réalité du ghetto, Ramadan défini le jeune musulman comme
quelqu’un qui est « Français musulman et qui doit trouver les voies
pour déterminer comment il est Français et Musulman en même temps. »[1][21]
Quatre-vingt
dix pour cent du public d’Iquouissen et de Ramadan sont composés de jeunes et
entre 65 et 70 % de filles.
Les
questions posées touchent la plupart du temps au racisme et la drogue, c’est-à-dire
« Comment se sortir de la misère et de l’oppression ? »
La majeure
partie du travail des prédicateurs musulmans est d’aider les jeunes dans leurs
quêtes d’identité, leur fournir des points de repère. Ils les poussent à
réfléchir, à comprendre. Le savoir, la culture générale est valorisée : « Accepter
l’ignorance est un péché. Développez vos capacités intellectuelles et morales.
Lisez ! »[1][22]
La
connaissance, le travail, aident à se recentrer sur soi-même, à développer un
certain esprit critique, à reprendre possession de soi et confiance en soi.
L’accent est mis sur la générosité, le don de soi, l’amour et le respect.
Le besoin
d’adaptation au mode de vie occidental fait aussi partie intégrante de la
nouvelle identité islamique. De ce fait, l’interprétation coranique prônée par
les prédicateurs est un islam débarrassé des croyances traditionnelles
non-islamiques. Celles-ci sont des coutumes régionales qui font de l’islam –
comme les deux autres grandes religions- une religion plurielle avec une grande
variété de croyances et de pratiques dans le monde.
Cette
nouvelle interprétation de l’islam, plus proche des textes, s’effectue dans
toutes les sociétés – islamiques ou non – transformées par le capitalisme
libéral de ces 30 dernières années : « La
rupture avec l’islam familial et traditionnel est également une mise à distance
avec les formes de religiosité ethnicisées qui ont constitué le fondement de la
transmission parentale. Avec cette volonté d’ancrage dans un islam savant et
lettré, ils tentent ainsi de renouer avec la dimension universelle de l’islam
en faisant primer le lien islamique sur celui de l’origine ethnique, ce qui
n’est pas le cas des primo-migrants. Tous ces musulmans pratiquants refusent
une identité en termes de nationalité d’origine des parents, d’arabité ou de
beurs. Tous les discours recueillis insistent sur l’universalité du message de
l’islam. »[1][23]
C’est par ce
biais que les jeunes peuvent se réapproprier la religion de leurs parents et
même dans certains cas, s’émanciper de traditions trop aliénantes. Norah, une
jeune étudiante que l’on veut contraindre à se marier, témoigne : « Et
quand, moi, j’ai été choisie par la mère d’un cousin, je n’avais plus le droit
à la parole ! Moi je ne pouvais pas moderniser nos traditions… Il a fallu
que je passe par la mosquée pour prouver à mes parents que j’avais raison et
qu’ils ne pouvaient pas me marier si je ne le voulais pas. »[1][24]
Ainsi, selon
Ramadan, la femme musulmane moderne est plus libérée que celle qui est aliénée
par les coutumes : « Il est impératif que les femmes musulmanes
s’investissent et qu’elles prennent la place qui leur revient de droit, au-delà
des traditions locales. Elles ont un rôle social de première importance à
jouer. »[1][25]
Mais il ne
faut pas s’y méprendre, la conception du rôle de la femme définie par Ramadan
s’exerce à travers le prisme d’une religion – comme dans le christianisme et le
judaïsme — où la femme n’est pas l’égal de l’homme. Cependant, les citations
précédentes permettent de distinguer le poids des traditions de celui de
l’islam concernant l’oppression des femmes.
« Opium
du peuple » ou « un cœur dans un monde sans cœur » ?
L’islam des
banlieues n’est pas un islam « politique » comme l’islam qui a pu se
développer dans certains pays dominés par l’impérialisme. Il n’a pas de projet politique
défini, bien qu’il remplisse une fonction sociale chez certaines couches issues
de l’immigration : éducation (ou rééducation) basée sur une morale,
valorisation de la dimension spirituelle au détriment d’une conception
matérialiste de la société, etc.
L’islam sert
de refuge à une population sans cesse harcelée ; c’est le « soupir
de la créature opprimée » comme disait Marx lorsqu’il parlait du
christianisme et du judaïsme. Pour les jeunes, l’islam peut permettre
d’afficher une identité rejetée par les institutions françaises. Aussi, il peut
aider des jeunes à retrouver une boussole et à s’insérer dans la société comme
le préconisent Ramadan et Iquioussen.
Mais nous
pouvons aussi constater autre chose : ces prédicateurs basent leur
discours sur une morale. Même si elle peut être nourrie de bonnes intentions,
cette morale est individualiste, le discours est basé sur des valeurs, des
règles et l’appel à l’effort individuel pour les respecter au mieux : « L’école
c’est bien. La drogue c’est mal, voler c’est mal. »
Ce discours
ne fournit pas d’analyses plus générales sur société et ne prend aucunement en
compte la nécessité de l’action collective pour l’affirmation d’une réelle
identité des opprimés. En fournissant un cadre pour apaiser les souffrances,
les prédicateurs apaisent la rancœur des jeunes contre la société. Ils agissent
comme des médecins qui administrent des médicaments à un malade du sida. Mais
ils ne peuvent agir pour trouver le vaccin qui éradiquera le mal une fois pour toutes.
L’islam
n’est pas un outil de lutte contre le racisme, le chômage et l’exclusion :
il conditionne les jeunes à mieux vivre avec et à refouler leur révolte dans
l’amour de dieu. Son rôle est essentiellement conservateur. Aujourd’hui,
l’islam des banlieues remplit une fonction comparable à cet’islam de paix
sociale des années soixante-dix comme l’exprime si bien le jeune Nabil : « Dieu,
c’est pire que les keufs, il est tout le temps sur ton dos. »[1][26]
Pourtant,
c’est une lutte acharnée contre le racisme qu’il faut organiser, car c’est
l’incapacité de la gauche française à empêcher la montée rapide du racisme qui
a fourni l’espace pour le développement de la religion.
Nicolas Zahia
(LCR Paris-Centre)
[i][1] Selon le sondageIfop du 5 octobre 2001 : en 2001, 36% des
personnes d’origine musulmanes interrogées s’estiment croyantes et pratiquantes
contre 27% en 1994, 42% s’estiment croyantes, 42% en 1994, et 16% s’estiment
simplement d’origine musulmane contre 24% en 1994.
[2]
R. Mouriaux et C. Withol de Wenden, syndicalisme français et
islam, in Les Musulmans dans la société française,
sous la direction de R.Léveau et G.Kepel, Presses de la fondation
nationale des sciences politiques, Paris, 1988, p.44
[3]
Pour reprendre l’expression de Gilles Kepel, Les banlieues de l’islam,
Points Actuels, Paris, 1991
[4]
Jean Raspail, Figaro Magazine du 26/10/1985 in J.R Henry et F.Fregosi,
l’islam
en France, sous direction de Bruno Etienne, Paris, 1990, éditions
CNRS, Paris, p.114
[5]
Pour reprendre l’expression de Jean-Yves Camus, Le Front National, éditions
Laurens, Paris, 1997, p.48. Jean Raspail,
rédacteur de l’article du Figaro Magazine adhérera lui-même
au FN quelques années plus tard)
[6]
Pour une étude détaillée sur le sujet lire Hassan
Berber, Lutte antifasciste, Les erreurs des années 80 en France,
www.anticapitalisme.org.
[7]
Film culte du milieu des années 90 de Matthieu Kassovitz.
[8]
Gilles Kepel, Jihad : expansion et déclin de l’islamisme,éditions
Gallimard, Paris,2000,pp.198-199.
[9]
D’autre part, cette crise permet aussi de comprendre le mouvement de réislamisation
de la première génération de travailleurs immigrés
en France, dont l’organisation islamique internationale jama’at al tabligh,
est la principale artisane. D’origine indienne, son courant en France est
l’association Foi et Pratique fondée en 1972. Elle prescrit
une pratique religieuse très disciplinée et rigoriste à
ses adeptes. Son succès en Occident s’explique du fait qu’elle est
exclusivement basée sur la foi individuelle, dépourvue de
projet politique car s’étant originairement développée
dans un pays à grande majorité Hindoue, où la pratique
communautaire de l’islam subie une forte répression. Son lieu de
prédilection est la rue Jean Pierre Timbaud à Paris. L’association
y fonda la mosquée Omar qui peut rassembler jusqu’à cinq
mille personnes, et contribue à y développer un véritable
quartier commercial musulman. L’apogée de sa popularité se
situe dans les années 80. Dans les années 90, Foi et Pratique
subie une crise et se scinde en deux courants distincts : Tabligh wa dawa
il Allah et l’Association Foi et pratique.
[10]Les
banlieues de l’islam, op. cit., p32
[11]Rappelons
que la remontée de l’islam chez les jeunes issus de l’immigration
ne concerne qu’une petite minorité d’entre eux. Pour d’autres la
quête d’identité peut s’opérer par le reniement de
la culture d’origine ou par la musique, la danse, l’amour, l’engagement
politique, etc.
Une enquête réalisée en 1994/95
avec des jeunes filles d’origine maghrébine démontre que
la plupart d’entre elles restent détachées du dogme religieux.
Seulement une sur dix a lu le Coran en entier et plus de la moitié
en a lu que de simples fragments. Elles sont sept sur dix à penser
qu’ « il n’est pas nécessaire d’avoir une religion pour
bien se conduire. » Six sur dix rejettent l’idée selon
laquelle « il n’y a qu’une seule religion qui soit vraie.
» Hervé Flanquart, croyances et valeurs chez les jeunes
Maghrébins, éditions complexe, Paris, 2003.
[12]
Les banlieues de l’islam, op. cit., p.31.
[14]
Dounia Bouzar, L’islam des banlieues : Les prédicateurs musulmans,
nouveaux travailleurs sociaux ?
Editions La Découverte et Syros, Paris, 2001.
[15]
L’islam des banlieues, op.cit., p.74.
[17]
Le Monde du 08/02/2002.
[18]
L’islam des banlieues, op.cit.,p.31.
[22]
Hassan Iquouissen, La réussite, un devoir, Maison de diffusion
Médiacom, in idem, p.78.
[23]Joceline
Césari, Musulmans et Républicains : Les jeunes, l’islam
et la France, Editions Complexe, Paris, 1998.
[24]
L’islam des banlieues, op. cit., p.130.