Il y a 10 ans dans le numéro 9 de la revue Socialisme International,
nous avons réédité ce texte de Lénine. Au XXIe siècle en France, la gauche
et l’extrême gauche ne réussissent que très rarement à se mobiliser contre l’islamophobie,
qui se développe pourtant à vitesse grande V. Une des raisons est une mauvaise
compréhension de la tradition marxiste concernant les religions. Mépriser les
croyants n’a rien de progressiste ! Si le marxiste est presque toujours
athée, sa première priorité (et la deuxième et la troisième) est l’unité des
travailleurs et des opprimés contre l’oppression et l’exploitation. Pour que
cette unité ait une chance d’exister même partiellement, il faut faire la
chasse aux préjugés qui nous divisent. Aujourd’hui en France, l’islamophobie
est un des racismes les plus populaires, et donc doit être une cible privilégiée
pour les anticapitalistes.
Lénine
De l’attitude du parti ouvrier à l’égard de la
religion
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(26).05.1909
Source :
« Proletari » n°45 — Œuvres t. XV (mars 1908 – août 1909)
Le discours
que le député Sourkov a prononcé à la Douma d’Etat lors de la discussion du
budget du synode, et les débats exposés ci après, qui se sont institués au sein
de notre fraction parlementaire autour du projet de ce discours, ont soulevé
une question d’une importance extrême et on ne peut plus actuelle. Il est hors
de doute que l’intérêt pour tout ce qui touche à la religion s’est, aujourd’hui,
emparé de larges sections de la « société » et a pénétré dans les
milieux intellectuels proches du mouvement ouvrier, ainsi que dans certains
milieux ouvriers. La social démocratie se doit absolument d’intervenir pour
faire connaître son point de vue en matière de religion.
La social
démocratie fait reposer toute sa conception sur le socialisme scientifique, c’est
à dire sur le marxisme. La base philosophique du marxisme, ainsi que l’ont
proclamé maintes fois Marx et Engels, est le matérialisme dialectique qui a
pleinement fait siennes les traditions historiques du matérialisme du XVIII°
siècle en France et de Feuerbach (première moitié du XIX° siècle) en Allemagne,
matérialisme incontestablement athée, résolument hostile à toute religion.
Rappelons que tout l’Anti Dühring d’Engels, dont le manuscrit a été lu par
Marx, accuse le matérialiste et athée Dühring de manquer de fermeté idéologique
dans son matérialisme, de ménager des biais à la religion et à la philosophie
religieuse. Rappelons que dans son ouvrage sur Ludwig Feuerbach, Engels lui
reproche d’avoir combattu la religion non pas dans le but de la détruire, mais
dans celui de la replâtrer, d’inventer une religion nouvelle, « élevée »,
etc. « La religion est l’opium du peuple. » Cette sentence de Marx
constitue la pierre angulaire de toute la conception marxiste en matière de
religion. Le marxisme considère toujours la religion et les églises, les
organisations religieuses de toute sorte existant actuellement comme des
organes de réaction bourgeoise, servant à défendre l’exploitation et à
intoxiquer la classe ouvrière.
Et,
cependant, Engels a condamné maintes fois les tentatives de ceux qui, désireux
de se montrer « plus à gauche » ou « plus révolutionnaires »
que les social démocrates, voulaient introduire dans le programme du parti
ouvrier la franche reconnaissance de l’athéisme en lui donnant le sens d’une
déclaration de guerre à la religion. En 1874, parlant du fameux manifeste des
réfugiés de la Commune, des blanquistes émigrés à Londres, Engels traite de
sottise leur tapageuse déclaration de guerre à la religion ; il affirme qu’une
telle déclaration de guerre est le meilleur moyen d’aviver l’intérêt pour la
religion et de rendre plus difficile son dépérissement effectif. Engels impute
aux blanquistes de ne pas comprendre que seule la lutte de classe des masses
ouvrières, amenant les plus larges couches du prolétariat à pratiquer à fond l’action
sociale, consciente et révolutionnaire, peut libérer en fait les masses
opprimées du joug de la religion, et que proclamer la guerre à la religion,
tâche politique du parti ouvrier, n’est qu’une phrase anarchique. En 1877, dans
l’Anti Dühring, s’attaquant violemment aux moindres concessions de Dühring
philosophe à l’idéalisme et à la religion, Engels condamne avec non moins de
force l’idée pseudo révolutionnaire de Dühring relative à l’interdiction de la
religion dans la société socialiste. Déclarer une telle guerre à la religion, c’est,
dit Engels, « être plus Bismarck que Bismarck lui même », c’est à
dire reprendre la sottise de la lutte bismarckienne contre les cléricaux (la
fameuse « lutte pour la culture », le Kulturkampf, c’est à dire la
lutte que Bismarck mena après 1870 contre le Parti catholique allemand du
Zentrum, au moyen de persécutions policières dirigées contre le catholicisme).
Par cette lutte, Bismarck n’a fait que raffermir le cléricalisme militant des
catholiques ; il n’a fait que nuire à la cause de la véritable culture, en
mettant au premier plan les divisions religieuses, au lieu des divisions
politiques, il a fait dévier l’attention de certaines couches de la classe
ouvrière et de la démocratie, des tâches essentielles que comporte la lutte de
classes et révolutionnaire, vers l’anticléricalisme le plus superficiel et le plus
bourgeoisement mensonger. En accusant Dühring, qui désirait se montrer ultra
révolutionnaire, de vouloir reprendre sous une autre forme cette même bêtise de
Bismarck, Engels exigeait que le parti ouvrier travaillât patiemment à l’œuvre
d’organisation et d’éducation du prolétariat, qui aboutit au dépérissement de
la religion, au lieu de se jeter dans les aventures d’une guerre politique
contre la religion. Ce point de vue est entré dans la chair et dans le sang de
la social démocratie allemande, qui s’est prononcé, par exemple, en faveur de
la liberté pour les jésuites, pour leur admission en Allemagne, pour l’abolition
de toutes mesures de lutte policière contre telle ou telle religion. « Proclamer
la religion une affaire privée. » Ce point célèbre du programme d’Erfurt
(1891) a consacré cette tactique politique de la social démocratie.
Cette
tactique est devenue désormais routinière ; elle a engendré une nouvelle
déformation du marxisme en sens inverse, dans le sens de l’opportunisme. On s’est
mis à interpréter les principes du programme d’Erfurt en ce sens que nous,
social démocrates, que notre parti considère la religion comme une affaire
privée, que pour nous, social-démocrates, pour nous en tant que parti, la
religion est une affaire privée. Sans engager une polémique ouverte contre ce
point de vue opportuniste, Engels a jugé nécessaire, après 1890, de s’élever
résolument contre lui, non sous forme de polémique, mais sous une forme
positive. En effet, Engels, l’a fait sous la forme d’une déclaration qu’il a
soulignée à dessein, disant que la social démocratie considère la religion
comme une affaire privée en face de l’État, mais non envers elle même, non
envers le marxisme, non envers le parti ouvrier.
Tel est le
côté extérieur de l’histoire des déclarations de Marx et d’Engels en matière de
religion. Pour ceux qui traitent le marxisme par-dessous la jambe, pour ceux
qui ne savent ou ne veulent pas réfléchir, cette histoire est un nœud d’absurdes
contradictions et d’hésitations du marxisme : une sorte de macédoine, si
vous voulez savoir, d’athéisme « conséquent » et de « complaisances »
pour la religion, une sorte de flottement « sans principes » entre la
guerre r r révolutionnaire contre Dieu et le désir peureux de « se mettre
à la portée » des ouvriers croyants, la crainte de les heurter, etc. Dans
la littérature des phraseurs anarchistes, on peut trouver nombre de
réquisitoires de ce genre contre le marxisme.
Mais
quiconque est tant soit pou capable d’envisager le marxisme de façon sérieuse,
de méditer ses principes philosophiques et l’expérience de la social démocratie
internationale, verra aisément que la tactique du marxisme à l’égard de la
religion est profondément conséquente et mûrement réfléchie par Marx et Engels ;
que ce que les dilettantes ou les ignorants prennent pour des flottements n’est
que la résultante directe et inéluctable du matérialisme dialectique. Ce serait
une grosse erreur de croire que la « modération » apparente du
marxisme à l’égard de la religion s’explique par des considérations dites « tactiques »,
comme le désir de « ne pas heurter », etc. Au contraire, la ligne
politique du marxisme, dans cette question également, est indissolublement liée
à ses principes philosophiques.
Le marxisme
est un matérialisme. À ce titre il est aussi implacablement hostile à la
religion que le matérialisme des encyclopédistes du XVIII° siècle ou le
matérialisme de Feuerbach. Voilà qui est indéniable. Mais le matérialisme
dialectique de Marx et d’Engels va plus loin que les encyclopédistes et Feuerbach
en ce qu’il applique la philosophie matérialiste au domaine de l’histoire, au
domaine des sciences sociales. Nous devons combattre la religion ; c’est l’a
b c de tout le matérialisme et, partant, du marxisme. Mais le marxisme n’est
pas un matérialisme qui s’en tient à l’a b c. Le marxisme va plus loin. Il dit :
il faut savoir lutter contre la religion ; or, pour cela, il faut
expliquer d’une façon matérialiste la source de la foi et de la religion des
masses. On ne doit pas confiner la lutte contre la religion dans une
prédication idéologique abstraite ; on ne doit pas l’y réduire ; il
faut lier cette lutte à la pratique concrète du mouvement de classe visant à
faire disparaître les racines sociales de la religion. Pourquoi la religion se
maintient-elle dans les couches arriérées du prolétariat des villes, dans les
vastes couches du semi-prolétariat, ainsi que dans la masse des paysans ?
Par suite de l’ignorance du peuple, répond le progressiste bourgeois, le
radical ou le matérialiste bourgeois. Et donc, à bas la religion, vive l’athéisme,
la diffusion des idées athées est notre tâche principale. Les marxistes disent :
c’est faux. Ce point de vue traduit l’idée superficielle, étroitement
bourgeoise d’une action de la culture par elle-même. Un tel point de vue n’explique
pas assez complètement, n’explique pas dans un sens matérialiste, mais dans un
sens idéaliste, les racines de la religion. Dans les pays capitalistes actuels,
ces racines sont surtout sociales. La situation sociale défavorisée des masses
travailleuses, leur apparente impuissance totale devant les forces aveugles du
capitalisme, qui causent, chaque jour et à toute heure, mille fois plus de
souffrances horribles, de plus sauvages tourments aux humbles travailleurs, que
les événements exceptionnels tels que guerres, tremblements de terre, etc., c’est
là qu’il faut rechercher aujourd’hui les racines les plus profondes de la
religion. « La peur a créé les dieux. » La peur devant la force
aveugle du capital, aveugle parce que ne pouvant être prévue des masses
populaires, qui, à chaque instant de la vie du prolétaire et du petit patron,
menace de lui apporter et lui apporte la ruine « subite », « inattendue »,
« accidentelle », qui cause sa perte, qui en fait un mendiant, un
déclassé, une prostituée, le réduit à mourir de faim, voilà les racines de la
religion moderne que le matérialiste doit avoir en vue, avant tout et par-dessus
tout, s’il ne veut pas demeurer un matérialiste primaire. Aucun livre de
vulgarisation n’expurgera la religion des masses abruties par le bagne
capitaliste, assujetties aux forces destructrices aveugles du capitalisme,
aussi longtemps que ces masses n’auront pas appris à lutter de façon cohérente,
organisée, systématique et consciente contre ces racines de la religion, contre
le règne du capital sous toutes ses formes.
Est-ce à
dire que le livre de vulgarisation contre la religion soit nuisible ou inutile ?
Non. La conclusion qui s’impose est tout autre. C’est que la propagande athée
de la social-démocratie doit être subordonnée à sa tâche fondamentale, à savoir :
au développement de la lutte de classe des masses exploitées contre les
exploiteurs.
Un homme qui
n’a pas médité sur les fondements du matérialisme dialectique, c’est-à-dire de
la philosophie de Marx et d’Engels, peut ne pas comprendre (ou du moins peut ne
pas comprendre du premier coup) cette thèse. Comment cela ? Subordonner la
propagande idéologique, la diffusion de certaines idées, la lutte contre un
ennemi de la culture et du progrès qui sévit depuis des millénaires (à savoir
la religion), à la lutte de classe, c’est-à-dire à la lutte pour des objectifs
pratiques déterminés dans le domaine économique et politique ?
Cette
objection est du nombre de celles que l’on fait couramment au marxisme ;
elles témoignent d’une incompréhension totale de la dialectique marxiste. La
contradiction qui trouble ceux qui font ces objections n’est autre que la
vivante contradiction de la réalité vivante, c’est-à-dire une contradiction
dialectique non verbale, ni inventée. Séparer par une barrière absolue,
infranchissable, la propagande théorique de l’athéisme, c’est-à-dire la
destruction des croyances religieuses chez certaines couches du prolétariat d’avec
le succès, la marche, les conditions de la lutte de classe de ces couches, c’est
raisonner sur un mode qui n’est pas dialectique ; c’est faire une barrière
absolue de ce qui est une barrière mobile, relative, c’est rompre violemment ce
qui est indissolublement lié dans la réalité vivante. Prenons un exemple. Le
prolétariat d’une région ou d’une branche d’industrie est formé, disons, d’une
couche de social démocrates assez conscients qui sont, bien entendu, athées, et
d’ouvriers assez arriérés ayant encore des attaches au sein de la paysannerie,
croyant en Dieu, fréquentant l’église ou même soumis à l’influence directe du
prêtre de l’endroit qui, admettons, a entrepris de fonder une association
ouvrière chrétienne. Supposons encore que la lutte économique dans cette
localité ait abouti à la grève. Un marxiste est forcément tenu de placer le
succès du mouvement de grève au premier plan, de réagir résolument contre la
division des ouvriers, dans cette lutte, entre athées et chrétiens, de
combattre résolument cette division. Dans ces circonstances, la propagande
athée peut s’avérer superflue et nuisible, non pas du point de vue banal de la
crainte d’effaroucher les couches retardataires, de perdre un mandat aux
élections, etc., mais du point de vue du progrès réel de la lutte de classe
qui, dans les conditions de la société capitaliste moderne, amènera les
ouvriers chrétiens à la social démocratie et à l’athéisme cent fois mieux qu’un
sermon athée pur et simple. Dans un tel moment, et dans ces conditions, le
prédicateur de l’athéisme ferait le jeu du pope, de tous les popes, qui ne désirent
rien autant que remplacer la division des ouvriers en grévistes et non
grévistes par la division en croyants et incroyants.
L’anarchiste
qui prêcherait la guerre contre Dieu à tout prix, aiderait en fait les popes et
la bourgeoisie (comme du reste les anarchistes aident toujours, en fait, la
bourgeoisie). Le marxiste doit être un matérialiste, c’est-à-dire un ennemi de
la religion, mais un matérialiste dialectique, c’est-à-dire envisageant la
lutte contre la religion, non pas de façon spéculative, non pas sur le terrain
abstrait et purement théorique d’une propagande toujours identique à elle-même
mais de façon concrète, sur le terrain de la lutte, de classe réellement en
cours, qui éduque les masses plus que tout et mieux que tout. Le marxiste doit
savoir tenir compte de l’ensemble de la situation concrète ; il doit
savoir toujours trouver le point d’équilibre entre l’anarchisme et l’opportunisme
(cet équilibre est relatif, souple, variable, mais il existe), ne tomber ni
dans le « révolutionnarisme » abstrait, verbal et pratiquement vide
de l’anarchiste, ni dans le philistinisme et l’opportunisme du petit-bourgeois
ou de l’intellectuel libéral, qui redoute la lutte contre la religion, oublie
la mission qui lui incombe dans ce domaine, s’accommode de la foi en Dieu, s’inspire
non pas des intérêts de la lutte de classe, mais d’un mesquin et misérable
petit calcul : ne pas heurter, ne pas repousser, ne pas effaroucher, d’une
maxime sage entre toutes : « Vivre et laisser vivre les autres »,
etc.
C’est de ce
point de vue qu’il faut résoudre toutes les questions particulières touchant l’attitude
de la social démocratie envers la religion. Par exemple, on pose souvent la
question de savoir si un prêtre peut être membre du parti social démocrate. À
cette question, on répond d’ordinaire par l’affirmative, sans réserve aucune,
en invoquant l’expérience des partis social démocrates européens. Mais cette
expérience est née non seulement de l’application du marxisme au mouvement
ouvrier, mais aussi des conditions historiques particulières de l’Occident,
inexistantes en Russie (nous parlons plus bas de ces conditions), de sorte qu’ici
une réponse absolument affirmative est fausse. On ne saurait une fois pour
toutes, et quelles que soient les conditions, proclamer que les prêtres ne
peuvent être membres du parti social-démocrate, mais on ne saurait davantage
une fois pour toutes, faire jouer l’inverse. Si un prêtre vient à nous pour
militer à nos côtés et qu’il s’acquitte consciencieusement de sa tâche dans le
parti sans s’élever contre le programme du parti, nous pouvons l’admettre dans
les rangs de la social démocratie, car la contradiction de l’esprit et des
principes de notre programme avec les convictions religieuses du prêtre,
pourrait, dans ces conditions, demeurer sa contradiction à lui, le concernant
personnellement ; quant à faire subir à ses membres un examen pour savoir
s’il y a chez eux absence de contradiction entre leurs opinions et le programme
du parti, une organisation politique ne peut s’y livrer.
Mais il va
de soi qu’un cas analogue ne pourrait être qu’une rare exception même en Europe ;
en Russie, à plus forte raison, il est tout à fait improbable. Et si, par
exemple, un prêtre entrait au parti social démocrate et engageait à l’intérieur
de ce parti, comme action principale et presque exclusive, la propagande active
de conceptions religieuses, le parti devrait nécessairement l’exclure de son
sein. Nous devons non seulement admettre, mais travailler à attirer au parti
social-démocrate tous les ouvriers qui conservent encore la foi en Dieu ;
nous sommes absolument contre la moindre injure à leurs convictions
religieuses, mais nous les attirons pour les éduquer dans l’esprit de notre
programme, et non pour qu’ils combattent activement ce dernier. Nous autorisons
à l’intérieur du parti la liberté d’opinion, mais seulement dans certaines
limites, déterminées par la liberté de tendances : nous ne sommes pas
tenus de marcher la main dans la main avec les propagateurs actifs de points de
vue écartés par la majorité du parti.
Autre
exemple : peut-on condamner à titre égal et en tout état de cause, les
membres du parti social démocrate, pour avoir déclaré : « Le
socialisme est ma religion » et pour avoir diffusé des points de vue
conformes à cette déclaration ? Non. L’écart à l’égard du marxisme (et,
partant, du socialisme) est ici incontestable, mais la portée de cet écart, son
importance relative peuvent différer suivant les conditions. Si l’agitateur ou
l’homme qui intervient devant la masse ouvrière s’exprime ainsi pour être mieux
compris, pour amorcer son exposé, pour souligner avec plus de réalité ses
opinions dans les termes les plus accessibles pour la masse inculte, c’est une
chose. Si un écrivain commence à prêcher la « construction de Dieu »
ou le socialisme constructeur de Dieu (dans le sens, par exemple, de nos
Lounatcharski et consorts) c’en est une autre. Autant la condamnation, dans le
premier cas, pourrait être une chicane ou même une atteinte déplacée à la
liberté d’agitation, à la liberté des méthodes « pédagogiques »,
autant, dans le second cas, la condamnation par le parti est indispensable et
obligatoire. La thèse « le socialisme est une religion » est pour les
uns une forme de transition de la religion au socialisme, pour les autres, du
socialisme à la religion.
Passons
maintenant aux conditions qui ont donné lieu, en Occident, à l’interprétation
opportuniste de la thèse « la religion est une affaire privée ». Évidemment,
il y a là l’influence de causes générales qui enfantent l’opportunisme en
général, comme de sacrifier les intérêts fondamentaux du mouvement ouvrier à
des avantages momentanés. Le parti du prolétariat exige que l’État proclame la
religion affaire privée, sans pour cela le moins du monde considérer comme une
« affaire privée » la lutte contre l’opium du peuple, la lutte contre
les superstitions religieuses, etc. Les opportunistes déforment les choses de
façon à faire croire que le parti social démocrate tenait la religion pour une
affaire privée !
Mais outre
la déformation opportuniste ordinaire (qui n’a, pas du tout été élucidée dans
les débats suscités par notre groupe parlementaire autour de l’intervention sur
la religion), il est des conditions historiques particulières qui ont provoqué
actuellement l’indifférence, si l’on peut dire, excessive, des social
démocrates européens envers la question de la religion. Ces conditions sont de
deux ordres. En premier lieu, la lutte contre la religion est la tâche
historique de la bourgeoisie révolutionnaire ; et, en Occident, la
démocratie bourgeoise, à l’époque de ses révolutions ou de ses attaques contre
le féodalisme et les pratiques moyenâgeuses, a pour une bonne part rempli (ou
tente de remplir) cette tâche. En France comme en Allemagne il y a une
tradition de guerre bourgeoise contre la religion, engagée bien avant le
socialisme (encyclopédistes, Feuerbach). En Russie, conformément aux conditions
de notre révolution démocratique bourgeoise, cette tâche échoit presque
entièrement elle aussi à la classe ouvrière. À cet égard, la démocratie petite-bourgeoise
(populiste), chez nous, n’a pas fait beaucoup trop (comme le pensent les néo
cadets Cent Noirs ou les Cent Noirs cadets des Vékhi), mais trop peu
comparativement à l’Europe.
D’un autre
côté, la tradition de la guerre bourgeoise contre la religion a créé en Europe
une déformation spécifiquement bourgeoise de cette guerre par l’anarchisme,
qui, comme les marxistes l’ont depuis longtemps et maintes fois expliqué, s’en
tient à la conception bourgeoise du monde malgré toute la « rage » de
ses attaques contre la bourgeoisie. Les anarchistes et les blanquistes des pays
latins, Most (qui fut entre autres, l’élève de Dühring) et consorts en
Allemagne, les anarchistes de 1880 et des années suivantes en Autriche, ont
poussé jusqu’au nec plus ultra la phrase révolutionnaire dans la lutte contre
la religion. Rien d’étonnant que maintenant les social démocrates européens
prennent le contrepied des anarchistes. Cela se comprend et c’est légitime dans
une certaine mesure ; mais nous autres, social démocrates russes, ne
devons pas oublier les conditions historiques particulières de l’Occident.
En second
lieu, en Occident, après la fin des révolutions bourgeoises nationales, après l’institution
d’une liberté plus ou moins complète de conscience, la question de la lutte
démocratique contre la religion a été, historiquement, refoulée au second plan
par la lutte menée par la démocratie bourgeoise contre le socialisme, au point
que les gouvernements bourgeois ont essayé à dessein de détourner du socialisme
l’attention des masses en organisant une « croisade » pseudo libérale
contre le cléricalisme. Le Kulturkampf en Allemagne et la lutte des
républicains bourgeois contre le cléricalisme en France ont revêtu un caractère
identique.
L’anticléricalisme
bourgeois, comme moyen de détourner l’attention des masses ouvrières du
socialisme, voilà ce qui, en Occident, a précédé la diffusion, parmi les social
démocrates, de leur actuelle « indifférence » envers la lutte contre
la religion. Là encore cela se conçoit et c’est légitime, car à l’anticléricalisme
bourgeois et bismarckien, les social démocrates devaient opposer précisément la
subordination de la lutte contre la religion à la lutte pour le socialisme.
En Russie,
les conditions sont tout autres. Le prolétariat est le chef de notre révolution
démocratique bourgeoise. Son parti doit être le chef idéologique de la lutte
contre toutes les pratiques moyenâgeuses, y compris la vieille religion
officielle et toutes les tentatives de la rénover ou de lui donner une assise
nouvelle, différente, etc. C’est pourquoi, si Engels corrigeait, en termes
relativement doux, l’opportunisme des social démocrates allemands qui
substituaient à la revendication du parti ouvrier exigeant que l’État proclamât
que la religion est une affaire privée, la proclamation de la religion comme
affaire privée pour les social-démocrates eux mêmes et pour le parti social
démocrate, on conçoit que la reprise de cette déformation allemande par les
opportunistes russes aurait mérité une condamnation cent fois plus violente de
la part d’Engels.
En
proclamant du haut de la tribune parlementaire que la religion est l’opium du
peuple, notre fraction a agi de façon parfaitement juste ; elle a créé de
la sorte un précédent qui doit servir de base à toutes les interventions des
social démocrates russes sur la question de la religion. Fallait-il aller plus
loin et développer plus à fond les conclusions athées ? Nous ne le croyons
pas. Car cela menacerait de porter le parti politique du prolétariat à exagérer
la lutte contre la religion ; cela conduirait à effacer la ligne de
démarcation entre la lutte bourgeoise et la lutte socialiste contre la
religion. La première tâche, dont la fraction social démocrate à la Douma Cent
Noirs devait s’acquitter a été remplie avec honneur.
La deuxième,
et à peu de chose près la plus importante pour la social démocratie, était d’expliquer
le rôle social joué par l’Eglise et le clergé comme soutiens du gouvernement
ultra réactionnaire et de la bourgeoisie dans sa lutte contre la classe
ouvrière ; elle aussi a été accomplie avec honneur. Certes, il y a encore
beaucoup à dire sur ce sujet, et les interventions ultérieures des
social-démocrates sauront trouver de quoi compléter le discours du camarade
Sourkov ; mais il n’en reste pas moins que son discours a été excellent et
sa diffusion par toutes les organisations qui le composent est du ressort
direct de notre parti.
La troisième
tâche consistait à expliquer de la façon la plus précise le sens exact de la
thèse si souvent dénaturée par les opportunistes allemands : « proclamation
de la religion affaire privée ». Cela, le camarade Sourkov ne l’a
malheureusement pas fait. C’est d’autant plus regrettable que dans son activité
précédente, la fraction avait déjà laissé passer l’erreur commise dans cette
question par le camarade Bélooussov, erreur qui a été relevée en son temps par
le Prolétari. Les débats au sein du groupe montrent que la discussion sur l’athéisme
a masqué à ses regards la nécessité d’exposer exactement la fameuse revendication
qui veut que la religion soit proclamée affaire privée. Nous n’allons pas
imputer cette erreur de toute la fraction au seul camarade Sourkov. Au
contraire. Nous reconnaissons franchement que la faute est imputable à tout
notre parti, qui n’avait pas suffisamment élucidé cette question, qui n’avait
pas suffisamment fait pénétrer dans la conscience des social démocrates la
portée de la remarque faite par Engels à l’adresse des opportunistes allemands.
Les débats au sein de la fraction prouvent que c’était justement un manque de
compréhension et non point l’absence du désir de tenir compte de la doctrine de
Marx. Nous sommes sûrs que l’erreur sera redressée au cours des prochaines
interventions du groupe.