Les bolcheviks, l’Islam et la liberté religieuse
(Cet article de Dave Crouch est paru, en anglais, dans le numéro de
décembre 2003 de la Socialist Review, mensuel du Socialist Workers Party
britannique. Il a été traduit en français par le site « Ni patrie ni
frontières » est publié dans le numéro 9 de la revue Socialisme
International en 2004)
Les révolutionnaires peuvent tirer des leçons de la politique des
bolcheviks vis-à-vis des citoyens musulmans de l’ex-empire russe.
La révolution russe de 1917 a éclaté dans un empire qui abritait seize
millions de musulmans — soit dix pour cent de la population. La chute du
tsarisme radicalisa les musulmans qui exigeaient la liberté religieuse et les
droits nationaux que leur refusaient les tsars.
Le 1er mai 1917, le premier Congrès panrusse des musulmans se tint à
Moscou. Après des débats très vifs cette assemblée vota en faveur de la
reconnaissance des droits des femmes, faisant des musulmans russes les premiers
au monde à libérer les femmes des restrictions qui caractérisaient les sociétés
islamiques de l’époque. En même temps, les dirigeants conservateurs musulmans
étaient hostiles à tout changement révolutionnaire. Comment réagirent à
l’époque les marxistes russes, les bolcheviks ?
L’athéisme
Le marxisme est une conception matérialiste du monde, donc totalement athée.
Mais, parce qu’ils savent que la religion plonge ses racines dans l’oppression
et dans l’aliénation, les partis politiques marxistes n’exigent pas que leurs
membres ou leurs sympathisants soient athées. C’est pourquoi les bolcheviks
n’inclurent jamais l’athéisme dans leur programme. De fait, ils accueillirent
des musulmans de gauche dans les partis communistes. Le dirigeant bolchevik
Léon Trotsky remarqua en 1923 que, dans certaines anciennes colonies de la
Russie, près de 15 % des militants du PC étaient musulmans et évoqua ces
« nouvelles recrues révolutionnaires inexpérimentées qui tapent en ce
moment à notre porte ». Dans certaines parties de l’Asie centrale, les
musulmans représentaient jusqu’à 70 % des effectifs.
Les bolcheviks adoptèrent une approche très différente vis-à-vis des chrétiens
orthodoxes, religion au service de l’occupation brutale des colons russes et
des missionnaires. La politique du Parti en Asie centrale, soutenue par Moscou,
stipulait que « l’absence totale de préjugés religieux » n’était une condition
d’adhésion indispensable que pour les Russes.
C’est pourquoi en 1922 près de mille cinq cents Russes furent expulsés du Parti
communiste du Turkestan à cause de leurs convictions religieuses, mais pas un
seul turcophone.
Les bolcheviks voulaient en effet corriger les effets des crimes du
tsarisme dans ses anciennes colonies. Lénine et Trotsky comprenaient qu’il ne
s’agissait pas seulement d’une question de justice élémentaire, mais qu’il
fallait aussi que les bolcheviks déblaient le terrain pour permettre aux
divisions de classe dans la société musulmane d’émerger.
Après la révolution de 1917, certains colons russes d’Asie centrale avaient
adhéré au parti bolchevik, mais ils usurpèrent le slogan de « Tout le pouvoir
aux soviets » et le retournèrent contre la population locale, majoritairement
paysanne. Pendant deux ans, la région fut coupée de Moscou par la guerre
civile, par conséquent ces « bolcheviks » autoproclamés eurent les mains libres
pour persécuter les peuples indigènes. C’est pourquoi une révolte islamiste armée
éclata, celle des Basmatchis.
Lénine parla de l’importance « gigantesque, historique » de redresser la
situation. En 1920, il ordonna « d’envoyer dans des camps de concentration en
Russie tous les anciens membres de la police, de l’armée, des forces de sécurité,
de l’administration, etc., qui étaient des produits de l’ère tsariste et qui
rôdaient autour du pouvoir soviétique [en Asie centrale ] parce qu’ils y
voyaient la perpétuation de la domination russe ».
Les monuments, les livres et les objets sacrés islamiques volés par les
tsars furent rendus aux mosquées. Le vendredi — jour sacré pour les musulmans —
fut déclaré jour férié dans toute l’Asie centrale. Un système juridique
parallèle fut créé en 1921, avec des tribunaux islamiques qui administraient la
justice selon les lois de la charia. L’objectif était que les gens aient le
choix entre la justice révolutionnaire et la justice religieuse. Une commission
spéciale concernant la Charia fut créée au sein du Commissariat soviétique à la
justice.
On interdit certains des châtiments prônés par la charia (comme la
lapidation ou le fait de couper une main) car ils contredisaient le droit
soviétique. Les décisions des tribunaux islamiques concernant ces questions
devaient être confirmées par une juridiction supérieure.
Certains tribunaux islamiques défiaient la loi soviétique, en refusant, par
exemple, d’accorder le divorce aux femmes qui en faisaient la demande, ou en
considérant que le témoignage d’une femme valait seulement la moitié de celui
d’un homme. C’est ainsi qu’en décembre 1922 un décret introduisit la
possibilité qu’une affaire soit rejugée devant les tribunaux soviétiques si
l’une des parties le réclamait. Même ainsi, entre 30 et 50 % de toutes les
affaires étaient résolues par des tribunaux islamiques, et en Tchétchénie le
chiffre était de 80 %.
Un système d’éducation parallèle fut aussi établi. En 1922 les droits de
certains biens waqf (1) furent rendus à l’administration musulmane, à condition
qu’ils soient utilisés à des fins éducatives. Cela stimula donc la création des
madrasas (écoles religieuses). En 1925, les 1 500 écoles musulmanes de
l’État du Daghestan, dans le Caucase, accueillaient 45 000 étudiants, et cet
État ne comptait que 183 écoles publiques. Par comparaison, en novembre 1921,
les mille écoles soviétiques de toute l’Asie centrale ne recevaient que 85 000
élèves — chiffre très modeste par rapport à la jeunesse scolarisable dans cette
région.
Le Commissariat aux affaires musulmanes, qui siégeait à Moscou, supervisait
la politique russe envers l’Islam. Des musulmans aux connaissances marxistes
très limitées occupaient des positions élevées dans ce ministère. Il en résulta
une scission dans le mouvement islamique. Les historiens s’accordent à dire que
la majorité des dirigeants musulmans soutenaient les soviets, convaincus que le
pouvoir soviétique garantissait la liberté religieuse. Les musulmans eurent une
discussion approfondie sur l’existence d’une similitude entre les valeurs
islamiques et les principes socialistes. A l’époque on entendait souvent des
slogans comme « Vive le pouvoir des soviets, vive la charia ! » « Vive la
liberté, la religion et l’indépendance nationale!» Les partisans d’un «
socialisme islamique » appelaient les musulmans à créer des soviets.
Alliances
Les bolcheviks conclurent des alliances avec le groupe panislamique kazakh des
Ush-Zhuz (qui rejoignirent le PC en 1920), les guérillas panislamistes
iraniennes des Jengelis et les Vaisites, une organisation soufie. Au Daghestan
le pouvoir soviétique dut en grande partie son existence aux partisans du
dirigeant musulman Ali Hadji Akushinskii.
En Tchétchénie, les bolcheviks recrutèrent Ali Mataev, dirigeant d’un
puissant ordre soufi, qui présida le Comité révolutionnaire tchétchène. Dans
l’Armée Rouge les « bataillons islamiques » du mollah Katkakhanov regroupaient
des dizaines de milliers de soldats.
Lors du premier Congrès des peuples de l’Orient, qui se tint à Bakou en
septembre 1920, les dirigeants bolcheviks russes lancèrent un appel à la «
guerre sainte » contre l’impérialisme occidental. Deux années plus tard, le
quatrième congrès de l’Internationale communiste approuva la politique
d’alliances avec les panislamistes contre l’impérialisme.
Moscou employa délibérément des troupes non russes pour combattre en Asie centrale
— ils envoyèrent des détachements de Tatars, de Bachkirs, de Kazakhs, d’Ouzbeks
et de Turkmènes se battre contre les envahisseurs antibolcheviks. Les soldats
tatars constituaient plus de 50 % des troupes sur le front de l’Est et dans le
Turkestan pendant la guerre civile.
La politique des bolcheviks dans l’Armée Rouge ne constituait qu’un des
aspects d’une politique globale : ils voulaient en effet s’assurer que les
peuples non russes contrôlent eux-mêmes les nouvelles républiques autonomes
dans les anciennes colonies de l’empire tsariste. Cela impliquait le départ des
colons russes et cosaques — dans le Caucase et en Asie centrale les colons
furent encouragés à revenir en Russie et dans certains cas chassés de force. La
langue russe cessa d’être la langue dominante et les langues autochtones furent
employées dans les écoles, les administrations, les journaux et l’édition.
On créa un programme massif de « discrimination positive » (comme on
l’appellerait aujourd’hui). Les représentants des nationalités allogènes furent
promus à des positions dirigeantes dans l’État et dans les partis communistes
et on leur donna la préférence en matière d’emploi sur les Russes. On créa des
universités pour former une nouvelle génération de dirigeants nationaux non russes.
Cependant les efforts pour garantir la liberté religieuse et les droits
nationaux étaient constamment minés par la faiblesse de l’économie. L’isolement
de la révolution russe signifiait qu’une pauvreté terrifiante faisait peser une
menace mortelle sur le régime soviétique. Déjà en 1922, les subventions de
Moscou à l’Asie centrale durent être diminuées et de nombreuses écoles
publiques fermées. Les professeurs abandonnaient leurs postes faute de toucher
un salaire. Cela signifiait que les écoles musulmanes en vinrent à représenter
la seule solution pour la population. « Quand vous ne pouvez fournir du pain,
vous n’osez enlever aux gens son substitut », déclara Lounatcharky, commissaire
du peuple à l’Éducation.
On supprima les subventions aux tribunaux islamiques entre la fin de 1923
et le début de 1924. Mais des facteurs économiques empêchaient déjà les
musulmans de porter plainte au tribunal. Si, par exemple, une jeune femme
refusait d’accepter un mariage arrangé par sa famille ou de se marier à un mari
déjà polygame, elle avait peu de chances de survivre parce qu’elle ne pouvait
trouver ni travail ni logement indépendant.
Enfin, la bureaucratie stalinienne accrut sa mainmise sur la révolution. De
plus en plus elle s’attaqua à ce qu’elle appelait les « déviations
nationalistes » dans les Républiques non russes et encouragea la renaissance du
chauvinisme grand-russe. A partir de la seconde moitié des années 20, les
staliniens commencèrent à planifier une attaque frontale contre l’Islam au nom
du droit des femmes. Le slogan principal de leur campagne était « khudzhum »,
c’est-à-dire attaque, agression, offensive.
Le khudzhum entra en action massivement le 8 mars 1927, à l’occasion de la
journée internationale des femmes. Au cours de meetings de masse on appela les
femmes à enlever leur voile. De petits groupes de musulmanes autochtones
montèrent sur des podiums et se dévoilèrent en public, après quoi on brûla
leurs voiles. Cette opération grotesque renversait complètement les priorités
du marxisme. Nous étions bien loin de l’époque où les militantes bolcheviques
se voilaient pour mener un travail politique dans les mosquées.
Cette politique était à des années-lumière des instructions de Lénine qui
déclarait : « Nous sommes absolument opposés à toute offense contre les
convictions religieuses ».
Inévitablement le « khudzhum » provoqua une réaction en retour. Des
milliers d’enfants musulmans, spécialement des filles, furent retirés des
écoles soviétiques par leur famille et démissionnèrent des jeunesses
communistes. Des femmes non voilées furent agressées dans les rues, parfois
violées et des milliers d’entre elles furent tuées.
L’offensive contre l’Islam marqua le commencement d’une rupture brutale
avec la politique révolutionnaire inaugurée en octobre 1917. Tandis que
l’Union soviétique lançait un programme d’industrialisation forcée, les
dirigeants nationaux et religieux musulmans furent physiquement éliminés et
l’Islam plongea dans la clandestinité. Le rêve de la liberté religieuse fut
enterré lors de la Grande Terreur des années trente.
(1). Waqf : biens (terres, boutiques, etc.) dont les revenus servent à
entretenir ou construire des bâtiments religieux (mosquées, madrasas) mais
aussi des édifices d’intérêt public (hôpitaux, ponts, canalisations). Ce système
était très répandu au Moyen Age et avait également de gros avantages pour les
riches. Il leur permettait en effet d’éviter que l’on confisque éventuellement
leur fortune mais aussi de tourner les règles musulmanes en matière d’héritage.
Les biens waqf étaient considérés comme sacrés et le cadi (représentant local
du pouvoir judiciaire) était chargé de les gérer. Au XXe siècle le système du
waqf a progressivement disparu dans les pays musulmans, sauf en Iran (N.d.T.)
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