Dans le numéro 9 de la revue Socialisme International ("nouvelle série"), en 2004, nous avons rédigé un long dossier sur l'Islam, afin d'aider à construire la résistance contre l'islamophobie, dont l'essentiel de la Gauche se désintéressait. Ces articles sont encore utiles aujourd'hui, alors nous allons commencer ce blog d'archives de Socialisme International en rendant disponibles les articles de ce dossier.
Voici une présentation d'un livre important de Gilles Kepel
Les livres sont des armes
Comprendre la revendication islamique en
Occident
À l’Ouest d’Allah
À l’Ouest d’Allah, de Gilles Kepel
Édition du Seuil, 1994
(377 pages)
Dans le contexte persistant de stigmatisation de l’islam en France, cette
étude de Gilles Kepel (publiée en 1994) redevient nécessaire pour comprendre la
revendication identitaire islamique dans trois pays occidentaux (USA,
Royaume-Uni et France).
L’auteur analyse les circonstances dans lesquelles s’est développée cette
revendication : les circonstances historiques spécifiques de l’apparition
de l’islam dans ces pays, la place des populations islamisées dans la société.
Il entrevoit ce que cela révèle du point de vue de ces populations et du point
de vue de ces sociétés dans leur ensemble.
Trois formes du « déni de citoyenneté »
Aux USA, la population musulmane est noire et se revendique de la Nation de
l’islam. Celle-ci est née pendant la Grande Dépression des années trente à une
époque où de nombreuses sectes et Églises noires proliféraient. Ce mouvement a
su utiliser les dogmes religieux musulmans existants en les adaptant à une
population christianisée ou habituée au discours chrétien, pour créer un
courant religieux inédit, mais se réclamant (et de plus en plus proche) de
l’islam, et particulièrement pertinent pour le public visé. Par exemple, les
premières années, le Ramadan n’avait pas lieu le neuvième mois de l’année du
calendrier musulman mais systématiquement en décembre, car les nouveaux
convertis avaient l’habitude de célébrer Noël et de faire la fête à cette
période. En effet, ces nouveaux convertis furent à l’origine la population
d’anciens esclaves arrivés dans les États du Nord et subissant la crise
économique et sociale jusqu’à atteindre des niveaux de vie inférieurs à ceux
qu’ils avaient connus dans les plantations du Sud. C’est cette population
vivant dans des ghettos et donc exclue socialement et économiquement, n’ayant
pas de reconnaissance politique, qui forme la base sociale de la Nation de
l’islam.
Au Royaume-Uni, la population musulmane est issue de l’émigration de
l’ancienne colonie indienne. Elle a donc une tradition islamique en arrivant en
Occident, contrairement aux musulmans américains, et ses dogmes sont plus
proches du modèle traditionnel islamique. Sa structure est fortement influencée
par celle existant en Inde avant l’émigration. Gilles Kepel opère donc un
retour sur les deux lignes directrices qui avaient organisé les musulmans dans
l’ancien empire : « l’hégire intérieure » (pour Gilles Kepel :
dans un État où l’islam n’est pas la religion dominante les musulmans au lieu
de quitter cette terre comme le voudrait la doctrine se replient sur « la
citadelle de leur foi et de leurs croyances ») et « le
communautarisme politique » (les représentants de la population musulmane
veulent jouer un rôle politique, et la religion devient un prétexte politique
plus qu’un « guide de la vie dans tous les domaines »). Les
institutions britanniques, qui avaient favorisé les divisions et le
communautarisme religieux en Inde, maintiennent leur stratégie quand les
musulmans s’installent sur son territoire après la Seconde Guerre Mondiale. Si
la ségrégation religieuse et raciale sur un plan juridique est beaucoup moins
forte qu’aux USA, l’arme de la division de la société en communautés
religieuses permet de soumettre plus facilement les travailleurs, et donc de
fragiliser les nouveaux Anglais musulmans.
En France, l’islam apparaît réellement avec la vague d’immigration
maghrébine dans les années soixante. La République donne l’égalité
juridique aux Français, mais ne donne la nationalité qu’après une sorte de
période de probation où les immigrants sont censés perdre de leur culture
d’origine pour s’intégrer, c’est-à-dire remplacer leur culture d’origine par la
« culture française » (la culture de la classe dominante). La
revendication identitaire islamique naît chez les jeunes de la deuxième
génération, à la fin des années quatre-vingt, chez ceux pour qui cette « culture
française » est associée à l’impasse de leur situation sociale en France.
Il s’agit de jeunes vivant dans des banlieues déshéritées et dont l’avenir
économique est très sombre, du fait du chômage de masse. Enfin, cette
revendication naît alors que la population musulmane est de plus en plus
stigmatisée par les discours (et les actes) politiques.
À ces trois formes du « déni de citoyenneté », la revendication
identitaire islamique prend des formes différentes, très liées à la société où
elle est implantée et à son histoire dans celle-ci. Plus la ségrégation des
musulmans est forte, plus la revendication de leurs représentants est radicale.
Aux USA, la Nation de l’islam veut un État Noir indépendant de l’État Blanc et
tout ce qui provient des Blancs et de leur culture est diabolisé. En
Angleterre, les différents représentants de la communauté musulmane (les
différences viennent des courants de l’islam ou des États musulmans dont ils
sont le relais) ont cherché à s’imposer auprès des pouvoirs publics pour
acquérir des privilèges politiques. Ils ne remettent pas en cause l’État où ils
vivent puisqu’ils font partie du système et que celui-ci a réussi à les
intéresser à son maintien. En France, la revendication identitaire islamique,
âgée de cinq ans environ quand le livre est paru, reflète surtout le
contrepoint d’une diabolisation des Arabes et des musulmans dans le discours
dominant. Elle n’est pas réellement encore structurée (même si les différents États
musulmans tentent chacun d’augmenter leur influence) et son ambition politique
est balbutiante : il s’agit surtout de surmonter les obstacles qui
empêchent les musulmans de pratiquer librement leur religion – à égalité avec
les autres religions- dans un pays où celle-ci n’est pas interdite mais
fortement attaquée.
Au-delà des particularismes de chaque pays abordé, l’étude de Gilles Kepel
permet d’appréhender un trait commun significatif : les associations ou
organisations musulmanes jouent dans les trois cas un double rôle d’orientation
morale (voire politique) et d’aide concrète à la population (sortir de
l’emprise des gangs, des hyper-ghettos, apporter des soins, de la nourriture,
du soutien scolaire…). C’est ainsi qu’elles réussissent à paraître une alternative
solide au modèle occidental qui exclut ces « nouveaux musulmans ».
Les révolutionnaires combattent avec eux ce modèle, mais leurs réponses
sont bien sûr différentes. Leur argumentation doit pourtant prendre en compte
les raisons actuelles et historiques particulières qui les ont conduits à
appeler l’islam à la rescousse de leur mal-être.
Romain C.
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